Chroniques Hebdomadaires

Sur Radio Medi 1

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Chroniques 1997


Europe : les reins et les coeurs.

Samedi 27 décembre 1997

MEDI. I n°509

. Europe : sonder les reins et les coeurs. Pour les reins, l'Institut d'études démographiques vient de s'en charger, dans son bulletin mensuel de décembre, consacré à la construction de l'Union européenne. Entre l'évolution d'une population et le destin de la société qu'elle forme, les évidences sont si aveuglantes qu'on évite de les regarder en face, le plus souvent. Et pourtant, on ne devrait guère s'en passer.

Ainsi, en 1997, la population de l'Union européenne, près de 374 millions d'habitants, représente 6% de la population mondiale, estimée à 5,8 milliards. Quatrième ensemble, loin derrière la Chine (1,2 milliard) et l'Inde (près d'un milliard), presque ex-aequo avec l'A.L.E.N.A. (394 millions), récente esquisse d'une zone de libre échange nord-américaine entre le Canada, les Etats-Unis et le Mexique, notre Union compte 106 millions d'habitants de plus que les Etats-Unis (268 millions) et trois fois plus d'habitants que le Japon (126 millions). Avant même l'avènement d'une monnaie commune, l'euro, on peut évoquer déjà un géant économique qui esquissera forcément un schéma politique. Car l'adhésion de nouveaux membres et l'immigration vont augmenter son poids humain et l'étendue de ce grand marché intérieur. En 1957, voici quarante ans, l'Europe des Six, représentait 167 millions d'habitants. L'Europe des Quinze, aujourd'hui, en atteint 374, soit 207 millions de plus. Deux facteurs ont joué : la croissance de la population de chacun des quinze Etats, soit 47,5 millions, d'une part. D'autre part, les adhésions lui ont apporté 160 millions.

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Déjà, l'Union à Quinze représente un peu plus de la moitié de la population du continent européen, estimée à 728 millions, Russie comprise. Notons que l'Union a été, pour l'essentiel, responsable de l'augmentation démographique de notre continent. Cette tendance s'efface, tandis que les pays de l'Est européen sont en rupture de croissance démographique. Depuis 1989, le solde migratoire est devenu, pour l'Union, le facteur principal de la croissance. Onze pays sont à ce régime, dont l'Allemagne et l'Italie, qui, en l'absence d'immigration, verraient leur population diminuer. Dans quatre pays (Finlande, France, Irlande, Pays-Bas) l'accroissement naturel joue, de loin, le rôle principal.

Plus précisément, l'image d'un Nord malthusien et d'un Sud prolifique, conforme à la situation entre les deux guerres, a vécu. La fécondité actuelle en Union européenne (1,4 enfant par femme) représente à peu près la moitié de celle enregistrée voici trente ans (2,7 enfants par femme en 1965). La mortalité dans l'Union n'a jamais été aussi faible, avec une espérance de vie de 77,2 ans (femmes et hommes réunis), devant les Etats-Unis et après le Japon (80 ans). La moyenne de vie des femmes dépasse 80 ans. Les hommes sont en retard de 6,5 ans. Cette Union est une région des plus riches du monde, nonobstant la stagnation. Des millions de candidats à l'émigration aspirent à y venir. Il y aurait, sous toutes réserves, près de 18 millions d'étrangers résidant dans l'Union, soit moins de 5% de la population totale. Le contrôle de l'émigration, provenant à partir de 1989 des pays de l'Est, a été particulièrement efficace. Si les 12 pays candidats (dix d'Europe orientale, deux de Méditerranée) rejoignaient l'Union en 2005, celle-ci aurait alors 487 millions d'habitants, tandis que sa croissance démographique toucherait à sa fin.

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Tels sont les chiffres, si l'on sonde les reins. Mais quelles sont les impressions quand on sonde les coeurs ? Première remarque : la conscience qu'un grand changement, dans l'ordre matériel, frappe à la porte de chaque individu - et d'autant plus fort que son pays compte parmi les mieux mécanisés de la planète. Que les affaires marchent gaillardement ou que l'allure en soit encore maussade, l'inquiétude est la même. Le changement, établi ou à venir, est ressenti avec angoisse. La prospérité effraie, enchaîne et fatigue, ne serait-ce par les besoins qu'elle crée, les rendez-vous qu'elle impose, par les horaires qu'elle exige, par l'incertitude et la surprise suscitées. La mondialisation, même chez ceux qui vont en profiter les premiers, provoque l'appréhension, de la Mecque du Nouveau Monde à l'Europe aux anciens parapets, qui s'est si bien constituée en Union, cependant. L'Etat-providence, dans des économies libérales mais socialisées par son intrusion généralisée dans toutes les activités au lendemain de la deuxième Guerre mondiale, lutte désespérément pour s'adapter à l'échelle d'une économie planétaire. Le public, les indistinctes mais si présentes classes moyennes ne voient que trop son inaptitude à passer d'un rôle purement national et totalement directif à celui de sage visionnaire des imprévisibles combinaisons d'un marché, si capable de grandes et cruelles facéties. L'insécurité se serait installée, même comme règle de vie, gagnant de proche en proche. Evidemment, les peuples qui n'ont rien l'ont constaté depuis toujours, de façon atavique. Mais j'évoquais l'Europe, aujourd'hui, n'est-ce pas? Organisant son ensemble naturel, peut-être y développera-t-elle un art de vie plus original et mieux maîtrisé ?


Chronique du XX° siècle

Samedi 20 décembre 1997

MEDI. I n°508

Chronique du XX° siècle : celle de Doda Conrad, né en 1905 à Breslau, en Silésie, dans une très vieille famille juive et polonaise. Fils de la célèbre cantatrice Marya Freund, doué lui-même d'une voix de basse renommée, il connut l'ancien et le nouveau monde des arts et des guerres, hélas ! A 92 ans, il a publié, cet automne, les passionnants itinéraires de sa vie, croisant les plus grands musiciens, littérateurs, militaires et politiques. Mais aussi les misères de deux conflits mondiaux. Familier de la France, dès avant 1914, il fut officier américain dans les années 1940 ; passionné de notre pays, il s'est fixé depuis près de trente ans aux environs de Blois. (1)

Pourquoi m'émouvoir de son témoignage ? Parce que le style et la richesse en sont exceptionnels. Il a tout vu et sans doute tout compris, au contact des plus illustres et des plus humbles. Son siècle est le nôtre : il en livre une chronique faite de courage, d'allant et d'indulgente solidarité. Et puis, confidence qui mérite bien que je la fasse, le capitaine Doda Conrad fut l'un des premiers abonnés à ma "Lettre", dans les années 1970. Je ne le connaissais alors pas. Mais, en 1996, j'ai remis les insignes de commandeur de la Légion d'honneur à ce vieil ami que la République a si justement distingué.

Aussi, aujourd'hui, plutôt que de livrer cette chronique hebdomadaire au foisonnement désordonné des événements mondiaux ou intérieurs, aux avatars du financement des partis, au patinage des courroies de transmission, à la cauteleuse irrésolution des responsables, à leur cécité volontaire, au dégradé de leurs démissions alors que l'opinion publique enrage, je choisis d'évoquer un homme que le talent et l'amitié ont, ensemble, porté vers l'enthousiasme, jamais découragé pour notre équivoque destinée.

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Il faut bien, pourtant, considérer ce qui s'efface, avec une superbe sérénité. "A toute époque, l'homme est témoin de disparitions, écrit-il. Quand les disparitions sont temporaires, c'est qu'elles sont soumises aux modes. Quand elles sont définitives, cela s'appelle la mort. Je m'amuse parfois à me rappeler tout ce qui, précisément, est mort depuis que j'ai vu le jour : la mort des coutumes, des privilèges, ou simplement la mort d'états de fait..." "si j'affirme que le XX° siècle a vu mourir le sport, c'est pour mieux souligner qu'il relève du spectacle...une distraction pour laquelle on paie... Dans mon domaine, l'histoire de l'art, j'ai été témoin, en architecture, de la mort des formes et des proportions ; on a également oublié la destination de chaque édifice. Pour la peinture et la sculpture c'est le métier qui est mort : au nom du "chacun pour soi", on refuse tout enseignement. Corollaires obligés : la mort de la lumière par l'éclairage et la mort du contour par la négation du dessin. Dans l'univers de la musique, c'est encore la mort du métier et l'avènement de l'anti-discipline."

Mais il est des disparitions inéluctables, selon notre chroniqueur : le respect de la mort, le respect de ce que les hommes ont accompli. Ainsi s'estompe ce qui fondait une civilisation : le savoir-vivre, la politesse du coeur, la noblesse d'âme, le patriotisme. De la devise républicaine, on néglige Liberté et Fraternité : seule subsiste Egalité... elle fait de nous, devant la mort, les mêmes. Mais n'allez pas croire que Doda Conrad est "un père ronchon". De lui Saint-John Perse, dont il fut familier, a écrit qu'il est "un souriant témoin des hommes de son temps".

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Il l'a été, il l'est en effet. On n'a pas parcouru, sans une formidable vitalité, l'Europe en scooter -lambretta, pendant 12 ans ; couru de Milan à Paris, en s'arrêtant en Suisse pour jouer avec Alfred Cortot, l'immense pianiste ; rencontré le douteux Franz von Papen, dans le pays de Bade, "cette illustre canaille" qui présida à l'avènement de Hitler ; organisé tant de manifestations musicales ; chanté Schubert, Chopin, avec un incomparable métier et quelle voix!; bataillé pour les maîtres de la musique française, dont Henri Sauguet, Francis Poulenc, Jean Francaix, qui vient de mourir cette année ; assisté à l'audience du Pape Jean XXIII à Castel Gandolfo ; été le familier de Wanda Landowska, de Lili Kraus, de Nadia Boulanger, de Pablo Casals. Il faut que je m'arrête. Tout notre temps vit et meurt dans ces chroniques inspirées. Dix-sept ans d'amitié avec la reine Elisabeth de Belgique ! Des souvenirs d'enfance et d'adolescence sur Georges Clémenceau, un carnet éblouissant de tous ceux qui ont fait la palpitation d'un monde deux fois ruiné et sauvé. Quel témoin, quelle santé, quelle curiosité, quel conteur, si sévère cependant pour la voix, sinon le métier, de Maria Callas !

Et quelle formidable lecture pour compenser le "pia-pia" des commentaires en tous genres, la monotonie de la pensée unique, l'effacement de toute poésie d'une planète livrée à d'implacables destructions.

(1) Doda Conrad. "Dodascalies". Ma Chronique du XXe siècle. Actes Sud éd. 544 pages..


Musulmans : 1 milliard, bientôt 2.

Samedi 13 décembre 1997

MEDI. I n°507

Musulmans : 1 milliard, bientôt 2, en 2.020, soit 23% d'une population mondiale qui dépassera les 8 milliards. Pourquoi citer ces chiffres, alors que le 8° sommet de l'Organisation de la Conférence islamique vient de se clore à Téhéran ? On doit remarquer que cette immense collectivité (l'OUMMA), n'aura pas abusé de rencontres spectaculaires : un sommet des chefs d'Etat tous les 3 ans, depuis la création de l'OCI en 1969 ; une réunion annuelle des ministres des affaires étrangères ; le même secrétaire général de 1989 à 1996; et surtout 4 comités permanents, culturels et techniques, dont le plus connu est le Comité Al-Qods, pour la libération de Jérusalem, présidé par le Roi du Maroc. Le siège de l'organisation est à Djeddah, en Arabie Saoudite. Des organes subsidiaires (11) et des institutions spécialisées (11) complètent ce dispositif. C'est à peine si on se souvient, en Occident, du dernier sommet qui s'est précisément tenu à Casablanca, en 1994, et peut-être de celui de Lahore, dans les années 1970. Que d'événements pourtant, en une trentaine d'années, qui ont bouleversé le Monde musulman, que de conflits ouverts ou larvés, contrôlés de l'extérieur ou couvant à l'intérieur, entre tensions culturelles et précarités économiques. Et voici qu'après la chute du Shah, allié de l'Occident, c'est-à-dire des Etats-Unis, après la Révolution de Khomeiny et l'installation de sa république islamique en 1979, après une guerre de huit ans entre l'Irak et l'Iran, celui-ci, traité par Washington comme l'Etat terroriste de premier rang, a déployé du 9 au 11 décembre, tous ses fastes et ses grâces pour accueillir le monde musulman et ses 55 hauts représentants. Qu'importent les interdits et le déplaisir de Washington : ils sont tous venus pour adopter une centaine de résolutions et dénoncer la violence faite à leur communauté de croyants. Ô surprise ! l'Iran, comme s'il connaissait désormais une cohabitation à la française, n'a pas fait mystère de ses débats intérieurs, entre les rigueurs de la tradition et les nécessités économiques et culturelles de l'ouverture au grand air. Au long des siècles, les Iraniens ont démontré leur capacité de manoeuvre et de finesse. Ils ne l'ont évidemment pas gommée, pour la circonstance.

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Mais donnons d'abord la teneur du discours du Grand chef religieux Ali Khamenei et celui du dernier Président élu Mohamed Khatami. Puis nous verrons quels messages forts ont émané de ce 8° sommet, annonciateurs de changements tactiques ou stratégiques.

De l'ayatollah Ali Khamenei, guide de la Révolution, cette phrase totale : "Le libéralisme occidental, le communisme, le socialisme et les autres "ismes" ont prouvé leur incapacité. Aujourd'hui, comme toujours, c'est l'Islam qui est le seul guérisseur et l'ange libérateur de l'humanité". Entre la dénonciation des médias sionistes et celle du front "hégémoniste" s'emparant des richesses des peuples et insultant leur culture, l'Amérique en a pris pour son grade, loin devant Israël, "nature foncièrement violente, raciste et intégriste". Cette auguste intervention n'avait d'ailleurs pas été programmée.

Le Président Mohamed Khatami devait aussitôt faire patte de velours, appelant à "un nouvel ordre fondé sur le pluralisme. Refuser la domination et la soumission signifie rejeter la violence dans les relations internationales " L'Iran, pour ce faire, se porte volontaire pour toutes les conciliations et pour la tolérance d'autrui, à l'intérieur comme à l'extérieur, tant "des points de convergence existent à divers niveaux". La fête pour le 8° sommet de la Conférence islamique aurait, pour son faste, rivalisé avec le souvenir des cérémonies de Persépolis, en 1971, pour le 2.500ème anniversaire de la création de l'Empire perse.

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Quant aux changements tactiques et stratégiques, ils sont la conséquence directe des comportements américains. Même les alliés arabes et musulmans de Washington étaient à Téhéran alors qu'ils avaient refusé de venir à Doha, malgré les injonctions de Clinton. Question : jusqu'où ira cette manifestation de mauvaise humeur ? L'Iran est désormais disponible pour son voisinage islamique - " le Golfe, cette mer islamique". Sa main tendue sera-t-elle saisie, surtout si Nétanyahou est mis au pas par Washington, ce qui n'est pas certain du tout ? Mme Madeleine Albright visite, en effet, l'Afrique noire, tellement plus brûlante et importante... Les Américains affectent d'attacher peu d'attention au "happening" de Téhéran, entre partenaires trop divisés en ambitions et en difficultés, pour ne pas retomber dans leurs ornières de la soumission. Alors, ils ont fait dire que la Russie, à leur pressante incitation, ne fournirait plus la technologie nucléaire et balistique dont l'Iran tente de se doter pour prendre la première place en Orient, la sienne, et menacer directement Israël. Les Américains ont aussi fait dire, pendant la Conférence, qu'ils satisferaient les besoins de la Chine dans ces deux techniques. Alors, Téhéran n'aurait été qu'une bleuette, ne méritant guère le regard d'une puissance supérieure.


Kyôto, capitale de la paix tranquille.

Samedi 6 décembre 1997

MEDI. I n°506

Au VIII° siècle, l'empereur Kwammu l'appela Heian Kyo, "la capitale de la paix tranquille". Elle le resta jusqu'en 1868. Peut-être le deviendra-t-elle à nouveau, si la Conférence mondiale (170 nations) parrainée par les Nations-Unies, pour deux semaines, réussit à rendre éclatants les dangers courus par la planète et urgentissimes les secours qu'elle réclame ?

Eclatants les dangers : cette conférence, sur l'effet de serre dû à plusieurs gaz industriels, n'en a plus aucun doute. Tel n'était pas le cas, lors de la Convention de Rio sur le réchauffement du climat de la Terre, en 1992. Les spécialistes étaient soupçonnés par les gouvernements de lancer des alarmes excessives et des chiffres très discutables. Hésiter n'est plus de saison. L'unanimité s'est faite sur l'ampleur du danger, sur ses conséquences pour tout ce qui vit actuellement, sur sa progression déjà en cours et sur le temps qu'il faudra pour l'arrêter. Avant même de la faire reculer. Ce consensus est au moins capital. Les esprits sont désormais ouverts, si les oreilles demeurent étrangement bouchées.

Urgentissimes, les secours qu'exige notre planète : les chefs d'industrie et les chefs syndicaux eux-mêmes, dont les activités utilisent les combustibles fossiles, en ont convenu : "quelque chose vient de survenir". Les glaciers fondent, les étés sont plus chauds, plantes, animaux et même microbes mortels ont commencé leurs migrations : l'activité des hommes a, sans nul doute, déclenché le réchauffement de la Terre. "Il faut donc faire quelque chose" répète-t-on. Avant la Conférence de Kyôto, les études et les confrontations se sont multipliées. Les plans aussi, dont la principale caractéristique est de tenter de reporter sur le voisin la charge de l'effort. En 1987, un institut américain avait proclamé que "le réchauffement avait commencé". Dix ans après, chacun l'admet et doit se reprocher que ces années aient été perdues à ratiociner et à esquiver les responsabilités. Il fallait entendre, cette dernière semaine, Nicolas Hulot souligner encore que les blessures infligées à la nature sont le plus souvent irréversibles. Il les voit, il les montre. Il nous émeut sans que nous bougions. Le conseiller scientifique du Président Clinton n'y va pourtant pas par quatre chemins : "Si nous arrêtions d'émettre aujourd'hui des gaz à effet de serre, les températures s'élèveraient encore de plusieurs degrés". Si les 170 pays réunis à Kyôto se rangeaient à la proposition d'action la plus rigoureuse, le réchauffement serait seulement ralenti. Devant une telle urgence, l'égoïsme et les courtes vues sont, malheureusement, la première réponse. Faudra-t-il considérer comme une très grande victoire du bon sens qu'à Kyôto, enfin, on décide collectivement de commencer à faire, au moins, "quelque chose", avec une certitude qu'un départ est pris, même en traînant les pieds ? Car il faudra bien user du pas de course, dès lors qu'il est déjà inévitable que nos enfants habitent un monde où le climat change avec des effets imprévisibles.

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Nous vivons une époque extraordinaire : avec le génie génétique, la bio-génétique, l'homme est dès maintenant en mesure de changer les bases mêmes de nos civilisations, par de multiples clonages capables de modifier les végétaux, les animaux, les personnes, en combinaisons infinies. Les intérêts sont déjà à l'affût des découvertes en cours d'application pour nourrir, soigner. Dans ces domaines, on n'arrêtera pas le progrès, on se jette même de l'avant, dans une rumeur joyeuse qui fait cependant craindre pour l'intégrité de la personne.

Parallèlement, prisonnière sous le dôme réfléchissant des gaz produits par son activité domestique et industrielle, l'humanité, toujours au nom de l'intérêt, répugne à montrer la moindre raison et à changer. Ainsi l'Amérique de Clinton illustre bien cette contradiction du profit et du progrès. Contre l'effet de serre, elle suggère d'en faire le moins possible, "pour ne pas mettre en péril notre prospérité, et même l'augmenter", dit Clinton, car il serait dur, pour les sociétés comme pour les individus, de renoncer au profit habituel pour des gains futurs aléatoires. La vraie question est là : les capacités technologiques, aujourd'hui et demain, sont suffisantes pour changer des formes d'activité menant l'humanité à des périls mortels. Bricolages ou innovations sensationnelles, tout est possible, et rapidement. Veut-on, comme souvent dans l'histoire de l'humanité, côtoyer les pires dangers, pour se ressaisir, in extremis, au prix d'incalculables souffrances ? Les yeux sont ouverts, mais on persiste à frôler les abîmes, sans même croire aux miracles.

Ceci rappelé avec quelque désespérance, on se sent presque honteux de recenser les positions des différents Etats à Kyôto. L'Union européenne, la plus "environnementale", veut, dans les douze ans, réduire les émissions de gaz à 85% de ce qu'elles étaient en 1990. Les Etats-Unis se contenteraient de retrouver dans le même délai, le niveau de 1990, à condition que les pays en développement participent à l'action commune (la Chine et l'Inde, par exemple). Lesquels font remarquer que les émissions dans le monde proviennent très majoritairement des Etats-Unis d'abord et de l'Europe et qu'il appartient aux grands pollueurs de se discipliner chez eux, avant de vouloir imposer une péréquation mondiale des efforts. Kyôto, conservatoire des plus anciennes traditions japonaises, inspirera-t-elle l'audace des progrès salvateurs ?


Dans la bourrasque, les Américains vus par eux-mêmes.

Samedi 29 novembre 1997

MEDI. I n°505

Dans la bourrasque, les Américains, vus par eux-mêmes, ont offert un témoignage particulièrement fort. La tempête, à l'évidence, n'est pas d'actualité, ni dans la politique, ni sur la monnaie, ni dans les eaux peu profondes du Golfe, vouées au pétrole et au gaz. La puissance mondiale n'est pas en cause, même s'il lui arrive de bafouiller.

Deux grands journalistes, que j'apprécie beaucoup, le disent selon leur tempérament, sans crier pourtant au drame, dans leur journal commun, l'International Herald Tribune, s'agissant des mêmes faits.

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Flora Lewis fut très tôt célèbre par sa connaissance intuitive et pratique de l'Europe dans ses ruines de l'après-guerre, occupée d'abord puis très vite barricadée par le mur d'une compétition planétaire. Aujourd'hui, elle s'est à peine émue de la défaveur de son pays au Moyen-Orient. Elle câble, le 21 novembre, son opinion depuis Doha, au Qatar, où Madeleine Albright a connu la semaine dernière une superbe déconfiture, s'étant persuadée qu'elle pourrait imposer, à un monde arabe divisé, l'arbitrage unilatéral de Washington, au bénéfice d'Israël. La coupe était trop pleine. "Enough is enough". Très objectivement, Flora Lewis recense les récentes maladresses, illusions ou désinvoltures du Président Clinton avec les Nations-Unies et les partenaires arabes, sa faiblesse avec l'allié israélien, la gifle reçue du Congrès refusant à l'évidence de lui remettre la liberté d'une procédure accélérée en matière commerciale internationale, opposé en outre à régler la dette américaine à l'ONU et à gonfler les ressources du Fonds monétaire international. Et puis, ces Alliés européens qui sont agacés (autant que les Russes et les Chinois) par le blocus imposé à l'Irak, lequel s'éternise à l'excès ! Quant à Nétanyahou, son assurance que l'administration Clinton ne fera rien contre lui le rend imbuvable. Nonobstant, Flora titre "l'Amérique est défiée mais le "business" va de l'avant", avec un millier d'hommes d'affaires réunis à Doha. La quatrième conférence économique pour le Moyen-Orient et l'Afrique du nord aura démontré, qu'en dépit des blocages et des ressentiments, il y a des gens capables d'écarter les barrières imposées à la croissance. Flora n'en démord pas, comme si sa conviction devait suffire, dans cette mauvaise passe, à conforter l'Amérique.

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Son voisin, dans la célèbre page 8 des éditoriaux d'opinion, est William Pfaff. Autre vision, autre style, titre sans indulgence : "Une ambition globale est incompatible avec des pratiques isolationnistes". William Pfaff, formé à l'histoire et féru des leçons de l'économie, est lu de la Côte ouest à la Côte est des Etats-Unis, et en Europe évidemment, puisqu'il réside à Paris, comme Flora Lewis. Il écrit tout de go : "Les Etats-Unis n'ont désormais plus les moyens de remplir le rôle de la puissance déterminante dans les affaires mondiales. Cela devrait être démontré par les événements des derniers jours". Bien que l'administration Clinton, établit-il, ait totalement subordonné sa politique étrangère aux intérêts du business et des lobbies politiques, le Congrès, élu par le public américain, ne développe aucun intérêt pour les affaires internationales, ne financera pas la mission éminente du pays et n'acceptera pas de perdre des militaires pour la soutenir. Les alliés européens ne nourrissent, de surcroît , aucune sympathie pour le double endiguement de l'influence iranienne et irakienne au Proche-Orient, tel qu'il est pratiqué par Washington, au moyen d'embargos rigoureux. Même attitude des alliés arabes (de l'Atlantique à l'Océan indien) qui avaient pourtant soutenu cette politique dans la guerre du Golfe. Ceux-ci n'acceptent plus de considérer la Maison-Blanche comme un interlocuteur impartial, entre eux et Israël. L'Arabie Saoudite en est déjà venue à ressentir son alliance avec les Etats-Unis, comme leur étreinte qui fut si fatale au Shah d'Iran à la fin des années 70. Comment ne pas donner raison, avance le journaliste, à l'éminent Alexis de Tocqueville qui a écrit, voici 150 ans, "que presque tous les défauts inhérents aux institutions démocratiques sont mis en lumière dans la conduite des affaires étrangères". On ne peut pratiquer à la fois, conclut-il, une politique isolationniste et une ambition globale.

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Brèves impressions de l'air du temps, données par deux journalistes américains. Ajouterais-je ma propre notation sur l'état actuel de l'amitié franco-américaine, jamais sereinement pittoresque ? L'agacement réciproque y est vivace, on le sait . "Entre fascination et répulsion" écrit dans "de defensa", le journaliste français Philippe Grasset qui cite cette phrase récente d'un "expert" américain, Joshua Muravshik : "A part peut-être les Français, le seul peuple rétif au "leadership américain" est le peuple américain lui-même". Voici qui conclut bien la brève revue que j'ai tentée des Américains vus par eux-mêmes, en ces temps désertés par une quelconque subtilité.


Une harmonisation vétilleuse ?

Samedi 22 novembre 1997

MEDI. I n°504

Une harmonisation vétilleuse des Européens sur l'emploi ? Le fait est si neuf qu'un Conseil extraordinaire à Luxembourg y a été consacré, les 20 et 21 novembre. Il mérite quelque respect, en dépit du redéploiement de la puissance américaine contre l'Irak. Celle-ci s'obstine à manifester son déplaisir, sans vouloir en traiter les causes : incapacité volontaire à limiter les prétentions d'Israël, âpreté mercantile sur le pétrole et les ventes d'armes au Moyen-Orient. Tant que ces causes ne sont pas abordées, la situation ne peut que se dégrader.

Regardons donc, sans perdre de temps, l'Europe, qui vient de donner les preuves de quelque bon sens. Lundi dernier, un conseil commun des quinze ministres des finances et ceux des affaires sociales a ouvert la route vers un rééquilibrage de l'activité communautaire, au profit de l'emploi. Cette préoccupation n'est pas nouvelle. Déjà les sommets du G7, à Détroit en 1994, à Lille en 1996 -sans compter Lyon - et Denver en 1997, avaient eu l'ambition de ne pas se cantonner au budget  et à la monnaie. Louable intention qui fut médiocrement illustrée, y compris aux célèbres conférences dorées de Davos. Les Quinze européens sont tenus de poursuivre des travaux plus pratiques et qui engagent davantage. A Lille, en 1996, le Président Chirac évoquait déjà une "troisième voie", qui ne déclenchait aucune faveur à Bruxelles. Pourquoi celle-ci est-elle enfin au rendez-vous, au point que le Sommet de Luxembourg des quinze chefs d'Etat et de gouvernement vient de se consacrer entièrement à des objectifs sociaux ?

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Cette mutation trouve quelques explications. La première est que les gouvernements sociaux-démocrates, majoritaire parmi les Quinze, ne peuvent se consacrer en tout aux arrangements préparatoires au règne de l'Euro, sans risquer de se faire tancer d'importance par leur électorat et les syndicats, légitimement soucieux de l'emploi. M. Jospin est trop fin pour prendre un tel risque. Deuxième explication : la Communauté, avec ses 18 millions de chômeurs, qui se maintiennent à un étiage inquiétant, sait qu'elle joue ainsi la réputation d'un modèle culturel et social qui pourrait se révéler en décalage ou en dérapage, par ces temps voués au culte exclusif de la mondialisation. Or des évolutions récentes viennent d'ébranler les certitudes de deux acteurs importants ; l'un européen, l'Allemagne. L'autre universel, les Etats-Unis.

Pour l'Allemagne, le Chancelier Kohl souhaite qu'aucune mesure concrète sur l'emploi ne se traduise par une augmentation des dépenses publiques . Son exigence n'est pas nouvelle. Mais l'Allemagne, alors que sa réunification lui rendait un poids politique que la défaite de 1945 avait durablement dispersé, s'est affaiblie sur le plan économique. Avec plus de 4,5 millions de chômeurs (un Allemand sur cinq), des salaires trop élevés à l'aune de l'Europe, un marché du travail sans souplesse, des horaires insuffisants, seules son organisation technologique et la réputation des produits de son industrie, autorisant des prix élevés, lui permettent à peine de garder le ton de la leçon avec ses partenaires. Elle répugne à remettre en cause l'organisation de sa société (y compris par la voie fiscale, politiquement obstruée par l'opposition sociale- démocrate). Tant qu'elle ne sera pas forcée, dans l'immédiat, à acquiescer à la semaine de 35 heures (et ce n'est pas le cas), elle est du moins prête à ne plus nier ou récuser une exploration du secteur social, commune à l'Europe, chaque Etat demeurant évidemment à son compte. Le Sommet de Luxembourg aura bien marqué cette double orientation.

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Quant aux Etats-Unis, ou du moins à Bill Clinton, leurs partenaires européens, qui ne sont pas cruels, ont fait semblant de ne pas s'être aperçus de la déconfiture du Président américain. Dans son récent voyage en Amérique du Sud, il s'était vanté de construire, de l'Alaska à Valparaiso, une immense zone économique, renforçant l'ALENA, qui unit déjà le Canada, les Etats-Unis et le Mexique. Pour cela, il comptait sur le "fast-track", la négociation directe que le Congrès lui aurait remise. Or celui-ci a absolument refusé de le faire. Le phare d'une Amérique, portant la lumière du libre-échange au bout de la terre, s'est brusquement éteint. De là à ce que les Européens comprennent que la mondialisation vient d'en prendre un coup, que le modèle culturel américain n'est pas aussi épatant qu'ils s'en persuadaient, le pas n'est pas grand à franchir.

Et c'est pourquoi, l'Europe, à Luxembourg, a entrouvert, sans trop de manières, son volet social, qui est son originale réalité. Résumons-nous : on fixe des lignes directrices pour l'emploi, quantifiées si possible ; on mesure, chaque année en décembre, les performances nationales par rapport à celles-ci ; pas question de sanctions, mais des recommandations. Le rééquilibrage de l'activité communautaire va pouvoir s'accomplir. Et on n'évoquera même pas les trente-cinq heures à la française ! Merveilleux Luxembourg !


Francophonie : l'aube, enfin !

Samedi 15 novembre 1997

MEDI. I n°503

Francophonie : l'aube, enfin se lève-t-elle ? J'aurai attendu presque autant que Senghor, Bourguiba et Hamani Diori, afin que s'installe la véritable espérance d'une maison commune, pour ceux qui ont le français en partage. En 1963, j'avais rejoint l'équipe d'un premier ministre, à ses débuts : Georges Pompidou. La guerre d'Algérie se terminait ; ses plaies ne sont pas encore refermées. Nous n'étions pas nombreux à imaginer qu'une langue pouvait, mieux que l'histoire et la politique, être le lien essentiel entre des communautés très diverses et que cet élément devait être la considération prioritaire pour leurs intérêts et leur personnalité. Nos débuts furent modestes. Les politiciens à la paupière lourde, mais à la volonté aussi légère que la cervelle, haussèrent les épaules quand nous parvînmes à créer un "Haut comité de la langue française". Madame Edwige Feuillère y fut associée. "Ce texte est un véritable bouquet !" assura le Général de Gaulle, toujours fort galant. Trente ans après, que d'efforts et de temps perdus, que de cérémonials accompagnés de moyens squelettiques, que de luttes picrocholines entre comités Théodule, que d'états-majors de la parole, que d'humbles fantassins aussi, jamais découragés.

Des petites chapelles s'étaient rassemblées, closes sur de maigres crédits, jalouses de maintenir leur présence dans les congrès où leurs desservants, installés à vie, ne semblaient pas se voir vieillir. L'administration achetait à petits prix, avec eux, sa paix et sa léthargie. La haute politique avait la tête ailleurs, prise entre les blocs qui ne se sont jamais encombrés du destin d'une langue, si brillante au XVII° siècle. Qui aurait osé parler d'identité quand la mode imposée était celle de l'alignement ? Les folklores de la Louisiane et de l'Acadie, l'éveil des talents en Afrique et en Amérique latine, n'auraient eu aucun sens, s'ils avaient eu une existence quelconque entre le Kremlin et la Maison-Blanche. Durant trois décennies, l'opinion publique française n'a semblé distinguer ni l'importance de l'action, ni le contenu de ce qu'elle pouvait être. Les Présidents de la République lui adressaient des discours rituels, mais l'un d'eux, M. Giscard d'Estaing, trop soucieux d'exactitude, avait souligné qu'en territoire, population et force, l'Etat qu'il couronnait représentait moins que rien, 1% peut-être. Je n'ai pas voulu m'en souvenir. Bref, le temps passa ainsi, médiocrement parsemé de déceptions attendues.

* * *

Mais ce temps aurait-il changé? Il aura fallu presque 10 ans pour s'en apercevoir. Les historiens dateront la mutation depuis la chute du mur de Berlin, suivie du décloisonnement des Etats, du glissement des systèmes qui les domestiquaient. Sur tous les points du globe, brassé de forces à sa mesure, des peuples ont savouré leur liberté, dans l'inquiétude. Comment survivre solitaires, alors que la mondialisation est devenue la règle cruelle, lancée par les plus forts ? Chacun sait bien qu'il faudra se rattacher à un ensemble mondial, ou à un groupement régional, ou à un réseau qui apporte une identité, dans un désamarrage général. Une communauté d'intérêts peut-elle naître d'une langue placée en partage ? Cette question est très loin des rites désuets d'une République, héritière d'une Royauté, ayant fait la leçon de sa langue dans un empire colonial, dissous au milieu de ce siècle.

Pour que nul n'éprouve désormais la moindre gêne à participer à un élan, fondé sur une langue commune, une cinquantaine d'Etats (sur les 186 de la planète) se sont groupés à Hanoï, du 14 au 16 novembre, annonçant une concertation politique, que nul n'aurait voulu reconnaître naguère. Les pèlerins de cette francophonie entendent bien affirmer que la conjonction neuve de leurs intérêts se forme à la mesure des enjeux de la mondialisation, techniques et brutaux. Il s'agirait presque, non de défendre et d'illustrer une langue, mais de se défendre ensemble et de développer des intérêts, ensemble. Le lacis complexe et souvent inconnu des organismes francophones va se réveiller et orienter son action, à l'instigation d'un secrétaire général, n'ayant pas , on le souhaite, "ses deux pieds dans le même sabot", doué d'entregent, d'un froid réalisme et soucieux d'une action menée à grand bruit, après l'ère de la discrétion et de l'immobilité. Car les échéances sont là, toutes placées au coeur de la compétition internationale : formation et information, audiovisuel et communication, investissements et consommation, présence concertée dans les négociations politico-économiques, déployées aujourd'hui à visage découvert.

Cette attitude a un nom : la présence. Une espérance : la réussite. Sinon on ne comprendrait pas ce rendez-vous d'Hanoï, pour le seul amour de Ronsard.


" Nous irons tous à Doha ..."

Samedi, 8 novembre 1997

Medi n° 502

"Good-bye, farewell !" Parodions la chanson des marins, lancés vers San Francisco. Dans quelques jours, le 16 novembre, on saura si le point de rencontre des navigateurs du Proche-Orient sera atteint : Doha, capitale de l'Emirat du Qatar, dans le Golfe du pétrole et du gaz. Dès 1993, les Etats-Unis s'étaient passionnés pour une perspective neuve, en apparence : établir une coexistence pacifique entre Israël et le monde arabe, par une coopération économique, jusqu'ici balbutiante. On organisa une grande conférence à Casablanca, à l'automne 1994. Des hommes d'affaires, venus de l'Atlantique et de la Méditerranée, échangeaient des carnets d'adresses, tandis que les personnages publics recensaient les projets économiques les plus hardis, capables de dissiper les fureurs de l'histoire et les obstacles de la géographie. La France fut alors accusée d'exprimer, en sourdine, un réalisme chagrin, persuadée qu'on devrait, simultanément, lever les préalables politiques. Les négociations menées de Madrid à Oslo, avec Washington pour gouvernail, ne l'avaient guère convaincue que les règlements indispensables étaient en route. "La paix contre les territoires": en 1997, on constate ce qui est advenu de ce slogan, trahi avec tant d'audace . Mais en 1996, après Casablanca, la cohorte des amis ou clients de l'Amérique, s'était réunie à Amman, puis au Caire, soulevée du même enthousiasme pour utiliser l'économie et ses élites comme "effaceur"-miracle des cruelles contingences.

* * *

Ne perdons pas de temps à vaticiner sur le trouble porté aux relations inter-étatiques entre les pays arabes et le binôme USA-Israël, d'autre part. Ce trouble a un nom : Netanyahou. Le récent communiqué du Maroc, publié le 30 octobre, l'expose avec précision. Son ambassadeur auprès de la Ligue arabe, M. Abdellatif Mouline, a informé au Caire M. Esmat Abdelmajid, le Secrétaire général, que le Maroc a décidé de ne pas participer à la Conférence économique de Doha pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, "à moins qu'un progrès effectif et tangible ne soit enregistré dans le processus de paix" au Proche-Orient. Mais il se fait bien tard, n'est-ce pas ? L'ambassadeur Mouline a rappelé la solidarité constante du Maroc avec les pays arabes et islamiques, son appartenance au monde arabe, qui sont les bases de sa politique étrangère. Il a donc souligné que son pays, pour appuyer pleinement les perspectives de paix, a abrité la conférence économique en 1994, afin qu'un environnement matériel adéquat constituât une assise solide au processus de paix, lancé lors de la conférence de Madrid. Sans reprendre les termes très étudiés de l'ambassadeur, il apparait que son pays n'a pas plaint sa peine pour faire comprendre que la paix doit garantir les droits de toutes les parties, conformément aux résolutions internationales, dont l'une est particulièrement célèbre depuis 1967. L'exigence de sécurité mise en avant par Israël ne doit pas occulter les objectifs du processus de paix. Celui-ci piétine, pour ne pas dire régresse, depuis l'arrivée au pouvoir, en Israël, de la coalition du Likoud. En infraction de la légalité internationale, les négociations sur le volet palestinien auront été vidées de tout contenu. Toutes les initiatives n'auront pas réussi à faire renoncer Israël à ses positions intransigeantes, substituant "la sécurité contre la paix" à "la terre contre la paix". Le processus économique n'étant pas une fin en soi, le Maroc préfère y renoncer, dans de telles conditions, sauf si...

***

Je crois mon résumé pas trop infidèle. Pour que l'horizon de la conférence s'éclaire soudain, que faudrait-il ? Que la Maison-Blanche et son State department réalisent enfin, en moins d'une semaine, que la manipulation des interlocuteurs arabes a des limites, que l'utilisation des rivalités locales recèle de réels dangers, que l'alignement derrière les excès de Netanyahou devient imprudent. Celui-ci aurait perdu le soutien bétonné que les Juifs américains lui avaient offert naguère avec tant d'enthousiasme. Les organisations juives auraient demandé à M. Clinton de faire pression sur l'intéressé. Acceptons-en l'augure. Mais trop d'Américains financent des implantations à Jérusalem-est et des colonies, dans les territoires revenant aux Palestiniens. Leur vision des conditions d'une paix équitable n'est donc pas encore bien claire, même si, enfin, l'action de Netanyahou leur paraît singulièrement fâcheuse. On verra si Bill Clinton et Madeleine Albright, frappés jusqu'ici d'immobilisme au Proche-Orient, sont capables, avec de telles incitations, de se réveiller et de recréer, avec le public israélien, ce qui fut la dynamique d'Oslo.

Jouer du Qatar sur Cheikh Zayed, Emir d'Abou Dhabi, téléguider Bahrein, qui a perdu confiance dans la protection de l'Arabie Saoudite, sa voisine, mettre en péril le Roi Hussein, à force de trop l'utiliser et de l'exposer, en le dressant contre la Syrie, n'est peut-être pas la meilleure politique au Proche-Orient. Alors que la Syrie retrouve le chemin de Bagdad, ne serait-ce que pour faire pièce à Amman, mais certainement pour d'autres raisons plus fondamentales, traiter Saddam Hussein, par dessus la jambe internationale, devient un véritable pas de clerc, solitaire. Et puisque la conférence de Doha, si malaisée, concerne aussi l'Afrique du Nord, ajoutons que le diplomate Robert Pelletreau, déployant ses talents entre la Tunisie, l'Algérie et le Maroc, semble, présentement, y exercer des choix et y conduire des orientations qui surprennent ou irritent plus d'un. Mais c'est là une autre histoire, d'un même comportement.




Les jours heureux.

Samedi 1er novembre 1997

MEDI. I n°501

Les jours heureux : faut-il les regretter, les espérer ou constater leur présence ? Nos contradictions sont dans ces choix, toujours indécis. Je saute leurs barrières : décidément, aussi rudes qu'ils furent, ceux d'hier étaient heureux, moins veules. Leur détermination était méritoire. Mêlés à tant de visages et d'esprits moroses, ronchons et dogmatiques aujourd'hui, leur souvenir est source de gaieté et d'indulgence.

Dans notre Occident, gavé de sucres synthétiques et suréquipé de machines pour chaque instant, sommes-nous mieux équilibrés et équitables ? Les informations nous submergent, comme des armées de clones, à la diversité restreinte. Ce sont les bataillons du "politiquement correct", de la pensée dominante. Seuls les poètes leur échappent. Mais on les lit si peu, désormais. Naguère, ils occupaient l'époque.

* * *

Voici notre automne qui ratiocine sur les épreuves subies par le pays (qui ne les avait pas volées), cinquante ans auparavant. Ayant mis la main sur un vieillard, cet automne voudrait reprendre la pièce du passé, dont il ignore à peu près tout, bien incapable d'ailleurs d'en recréer l'atmosphère. Des associations religieuses, philosophiques ou professionnelles ont été prises du besoin de repentance, façon moderne de pratiquer la confession publique. Les voilà bien avancées, sinon qu'elles se sont administré quelques médicaments "de confort". Quelles assurances ont-elles qu'elles seront meilleures demain, après avoir été médiocres hier ? Sans chercher bien loin, elles auraient trouvé aussi d'autres sujets pour battre leur coulpe : les enfants martyrs ou esclaves, les grandes endémies de la misère, les femmes engrillagées, l'indiscipline collective, le saccage de l'environnement, les détresses d'autant mieux cachées qu'on évite de les regarder. Parcours infinis de la repentance, si celle-ci décide vraiment de s'y lancer. Et les douloureux hommages qui seraient ainsi faits aux réprouvés, quelle leçon en tireront-ils pour leur propre comportement à l'égard d'autrui ?

* * *

Vaste et fondamentale question. Commençons, voulez-vous , par le plus vulgaire et le plus détestable : les "taliban" de Kaboul et alentour, en Afghanistan. En Occident et au-delà, on vomit leurs méthodes, leur nature même, dans une répulsion salutaire. Mais l'Etat américain, sa CIA, ses pétroliers s'en accommodent très bien. Sans doute ont-ils fait repentance d'avoir mal jugé ces étudiants d'un bien curieux moyen-âge ? Même repentance du reste du monde à l'égard de la Chine, citadelle de l'écrasement des droits de l'homme, imprescriptibles. En Afrique, voire en Orient, où l'esclavage traditionnel perpétue ses beaux jours, les Etats modernes ne se repentent guère. Mais pourquoi ne pas les fréquenter ? Ils seront certes perfectibles. Comme le héros du Zaïre, Kabila, dont on a voulu nous faire croire qu'il libérait les peuples, en place de Mobutu. Il en trucidait quelques autres dans le silence de la grande forêt, qu'il rendait plus impénétrable encore, en interdisant son accès aux Nations-Unies et aux organisations de secours. A Tel-Aviv, il aura fallu que des citoyens héroïques posent eux-mêmes la terrible question : comment, après tout ce que nous avons subi, depuis des siècles et dans le dernier, nous sommes-nous transformés d'opprimés en oppresseurs, à l'égard des Palestiniens ? La repentance, soigneusement balancée du clergé français, aurait dû aussi faire l'offrande d'une espérance pour que les souffrances ne soient pas mises en culture par les réprouvés d'hier.

* * *

Dans notre jardin gallo-romain, qui n'a pas connu la guerre depuis un demi-siècle, même s'il a poussé quelques expéditions lointaines, les jours heureux ont eu tout pour s'épanouir, dans une certaine vision esthétique du bonheur. Quand nous savions lire, écrire, compter (juste cela, mais bien) nous devinions que ces jours pouvaient exister, si nous maintenions notre gouverne. La France s'est ainsi refaite, après son épouvantable défaite et les blessures morales et physiques qu'elle a subies. Le procès de Bordeaux est là pour le dire aussi. Le Général de Gaulle n'a pas été superflu pour donner un supplément de courage à ceux qui en avaient manqué et ainsi une récompense à ceux qui n'avaient pas plaint le leur. Ne le fallait-il pas pour refaire surface?

Et aujourd'hui, les jours heureux sont à portée de la vue et de la main. Oh ! non, nous n'avons pas besoin de changer de Constitution, règle du jeu que les mauvais joueurs veulent toujours modifier, en espérant mieux pour eux. Oh ! non, la cohabitation, quand elle survient, n'est pas la mort du petit cheval. Il paraît qu'elle complique tout. Mais nous tous, nous y voyons plus clair, entre les a priori doctrinaires de camps opposés. Voilà qu'elle a permis de découvrir que la sécurité était la première forme de l'égalité entre les citoyens ! Et voici les beaux jours enfin libérés, dans un Etat modeste, doté d'une administration élégante et svelte, dévouée à encourager l'esprit d'entreprendre. Les Français se soucient enfin de la destination des poubelles, de l'air qu'ils respirent, de la circulation, de la communication. Les mots de notre langue reprennent leur ronde autour du monde et reviennent plus lumineux encore.

Des jours heureux, vous disais-je, d'hier à aujourd'hui !


500e NUMERO!!!


19 octobre: "Fais-moi peur !"

Samedi 25 octobre 1997

MEDI. I n°500

Passent les siècles et leurs subdivisions ; les grandes frayeurs de l'humanité sont toujours prêtes à se réveiller, de l'an 1.000 à l'an 2.000. On se souviendra peut-être que 1997 aura enregistré avec angoisse le déferlement d'El NINO, cette puissante dérive d'eau chaude de l'Asie vers l'Amérique. Mais l'occasion était trop belle, dès le 19 octobre, pour agiter l'épouvantail qui, dix ans auparavant, en 1987, avait provoqué la panique à Wall Street et dans toutes les forteresses monétaires.

Ce lundi-là, le Dow Jones industriel s'était effondré de 23% , chiffre jamais atteint lors de la célèbre crise de 1929. Evidemment, les "experts" ont été interrogés la semaine dernière, à l'anniversaire de ce mauvais souvenir : commentaires en tous genres, plaisants, prudents, ou péremptoires. Il paraît que le plongeon boursier de 1987 ne serait qu'une modeste note de bas de page dans le somptueux marché boursier, commencé en 1982 et développé jusqu'à aujourd'hui . Le contrôle informatique et automatique rendrait impossibles les mouvements les plus fous. Notons que la Malaisie, la Thaïlande, l'Indonésie, Hong Kong, Taïwan, Singapour, les Philippines, la Corée aimeraient bien s'en persuader aujourd'hui. Mais ces pays ne seraient que l'illustration d'imprudences et d'incompétences régionales. Les "fondamentaux" américains - les principaux secteurs de l'économie - demeurent excellents. Est-ce cela qui pourrait surprendre et inquiéter ?

* * *

Puisque tout "baigne", selon l'expression courante, de quoi l'Occident voudrait-il débattre aujourd'hui, tandis que la mondialisation renforce la main des plus forts et jette dans des batailles féroces les populations les plus vulnérables ? Dans les deux dernières années, les représentants les plus éminents du capitalisme américain, et les haut-parleurs qu'ils recrutent, ont vanté, à Davos et autres lieux dorés, l'excellence souveraine du modèle installé outre-Atlantique . Depuis, en dépit des sarcasmes apitoyés adressés aux mauvais élèves, tels les communistes chinois, les Sud-Américains du Mercosur, les Européens de la monnaie unique, et des coups de pied donnés au Japon, les prosélytes d'une liberté dominante se seraient faits plus conviviaux. Ainsi auraient-ils convenu qu'il fallait au moins causer avec tous ceux qui n'admettent pas que les lois américaines s'appliquent, ipso facto, à la communauté internationale. Le contrat passé par TOTAL, GAZPROM et PETRONAS avec l'Iran, nonobstant les interdits de Washington, aurait servi de leçon. Le nouvel ambassadeur américain à Paris, M. Rohatyn, banquier formé en Europe, aurait choisi de poursuivre un dialogue feutré avec les responsables français, chaque partie ne prétendant plus détenir un modèle économique et social, promis à faire le tour du monde capitaliste. Fi des caricatures et des obsessions, des idéologies libérales ou socialisantes. Nul n'a le monopole des idées. Au sommet des huit à Denver, l'été dernier, deux modèles de société ont paru s'affronter avec aigreur. On va essayer de se supporter, c'est-à-dire non de se soutenir (sens anglais) mais de se tolérer (sens français, exact). L'Europe, avec sa monnaie unique si proche et ses systèmes sociaux très organisés, va ouvrir sans doute une ère régionale, originale et puissante, que les Etats-Unis tenteront de contrôler, sauf à s'en détourner si l'agressivité réciproque devenait inévitable.

* * *

Cependant, dans ce jeu de masques autour d'un "mieux-être" mondial, le projet français d'une semaine de 35 heures, sans perte de salaire, à la place des 39 heures habituelles, déclenche à Washington, malgré ses bonnes résolutions, sourires navrés ou franche rigolade. Rien n'y paraît plus faux que l'affirmation d'un volume immuable de travail, à répartir en plus ou moins d'emplois. Citation : "En rendant le travail plus cher, une durée hebdomadaire plus courte va plus vraisemblablement réduire l'emploi que l'accroître. Mais l'idée qu'une réduction des heures de travail va créer de l'emploi s'empare de l'imagination populaire, particulièrement à gauche, en France, en Italie et dans d'autres pays qui recherchent en vain un remède rapide au problème énorme du chômage en Europe". Et encore "En intégrant la monnaie unique européenne en 1999, la France ne peut s'engager dans une telle perspective qui, en d'autres temps, l'aurait conduite à dévaluer".

En France, des patrons et des universitaires prennent déjà le triste pari que, si les intentions du gouvernement persistent, le niveau du chômage reprendra en 1999, avant même que sa loi entre en application. A moins que l'Europe Unie n'adopte les mêmes dispositions et n'élève par conséquent des barrières protectionnistes, ne subventionne ses exportations, et ne soutienne sa propre politique industrielle, comme l'ont fait , après la Suède, le Japon, puis les "tigres" d'Asie, à l'épreuve aujourd'hui d'une crise boursière à hauts périls mondiaux. L'ère du "Fais-moi peur" n'est donc pas close, ne serait-ce qu'entre le patronat et l'Etat, tous deux français.




Le Président Clinton sur ses terres.

Samedi 18 octobre 1997

MEDI. I n°499

Le Président des Etats-Unis a passé cette dernière semaine aux Amériques, c'est-à-dire sur ses terres. La déclaration de son lointain prédécesseur Monroe, faite en 1823, en avait déjà soigneusement balisé le périmètre, pour décourager les intrus possibles. La grande République du Nord s'était attribué, alors, une vocation, particulière et stratégique, de surveillance sur l'Amérique australe. Il n'est pas superflu d'abord de le rappeler, l'exception étant devenue une règle souverainement banale.

Clinton aura donc visité le Venezuela, le Brésil et l'Argentine. Le Venezuela, parce que ce producteur de pétrole est devenu le premier fournisseur des Etats-Unis, dépassant désormais l'Arabie Saoudite. Le Brésil, car cet Etat-continent, presque aussi vaste que les Etats-Unis, est une force biologique immense qui voudra s'épanouir. L'Argentine, parce qu'elle est jalouse de ce voisin et qu'on peut donc utiliser son concours pour faire pression sur celui-ci et l'amener à composition. Il n'est pas interdit non plus de schématiser les évidences.

A Caracas, Clinton, prenant le cap de son voyage, le premier en Amérique du Sud depuis son arrivée à la Maison-Blanche, a affirmé que la transformation des Amériques en une zone de libre-échange était l'objectif de sa politique. Car "la famille des Amériques, démocratique et prospère" devrait se rassembler autour "des valeurs partagées et des buts communs" : la démocratie, l'économie de marché et le libre-échange. La propension de Washington à favoriser les régimes autoritaires et douteux et à s'en servir est une réalité encore trop présente pour ne pas le féliciter d'encourager ouvertement la démocratie, qui aura gagné ici du terrain depuis vingt ans, d'elle-même, sans l'appui américain. Accueillons de bon coeur cette nouvelle donne de la stratégie du grand parrain. Pour créer une zone de libre-échange qui couvrirait l'ensemble des Amériques autour de 2005, "de l'Alaska à l'Argentine", le label démocratique est en effet le plus approprié pour "ouvrir toutes grandes les portes du 21ème siècle".

* * *

Comme le pouvoir exécutif américain ne négocie qu'en évoquant les difficultés que le Sénat risque de provoquer si, lui, ne se montre pas assez ferme, Clinton aura mis en avant son bon espoir d'en obtenir le "fast-track", la voie rapide, pour des négociations commerciales, à sa main. D'ailleurs, a-t-il conclu, "que cela plaise, à nous tous ou pas, l'intégration dans l'économie globale est sur la voie rapide". Notons que, dans le même temps, à Leipzig, le Chancelier Kohl, devant le Congrès de son parti, la CDU (l'Union chrétienne démocrate), démontrait que l'affirmation de Clinton n'était pas forcément parole d'évangile : "une part importante de notre réponse à la globalisation, a-t-il dit, s'appelle l'européanisation". Concluons donc que la réponse à la globalisation est dans la constitution de grands ensembles, qui s'organiseront en se surveillant avec diligence. L'ensemble américain n'échappera pas à cette pratique. Déjà les Amériques sont le champ clos de la drogue entre vendeurs et consommateurs. Depuis la Colombie, le Venezuela est une étape très prisée pour les transbordements de 10 tonnes d'héroïne et 100 tonnes de cocaïne, l'an.

* * *

La Maison Blanche espère que le voyage présidentiel en Amérique du Sud sera utile pour persuader le Congrès d'accepter que Clinton négocie, par la "voie rapide", au Sommet des Amériques, en Avril 1998 au Chili, une zone de libre- échange étendue aux deux hémisphères. Au Brésil, il lui a fallu préciser que ce grand dessein n'entrerait pas en conflit avec l'Organisation douanière régionale, le Mercosur, qui lie l'Argentine, le Brésil, le Paraguay et l'Uruguay. Celle-ci a été créée de 1991 à 1995. Elle a forcément exclu, de ses préférences et par ses tarifs extérieurs, les compétiteurs étrangers. Plusieurs firmes américaines ont été écartées de marchés qu'elles recherchaient. Cependant leurs exportations (20% du total) dans la région augmentent deux fois plus vite que dans toute autre région du monde et elles seront, en 2010, supérieures à celles cumulées de l'Union européenne et du Japon. Avec ou sans "fast track", il n'est pas sûr que le Mercosur se laissera aisément gommer. Quant à l'accord brésilo-américain sur la préservation de l'environnement, signé pendant le voyage, il est une façon plaisante de faire semblant, eu égard aux positions rétrogrades des Etats-Unis au Sommet de Rio et ultérieurement, et aux gaspillages en forêt amazonienne.

Au Sommet des Amériques, au printemps prochain, les Américains du Nord devront beaucoup forcer la main de leurs cousins du Sud, et ceux-ci, à regret, la leur refuser, avec leur marché de 320 millions d'habitants.

Un mot pour rappeler l'évolution de la stratégie américaine, passée de la pratique de l'endiguement (containment), du temps de la guerre froide, à celle, toute récente, inaugurée par Clinton, de l'élargissement (enlargement). Cette stratégie existe-t-elle vraiment, entre l'affirmation jamais démentie du "leadership" et la recherche précautionneuse d'alliés, acceptant d'être surtout des Etats-clients ? L'élargissement est économique comme l'endiguement était militaire. Appliquée à l'Amérique du Sud, à ses nouvelles démocraties qu'il importerait de "consolider", cette stratégie dépendra de la "candor" -de la sincérité- des méthodes, face aux exigences du profit.


L'universelle repentance.

Samedi 11 octobre 1997

MEDI. I n°498

L'universelle repentance, on en est encore bien loin ! Mais les bons mouvements ont la rare vertu d'en appeler d'autres. On l'espère. Ainsi, le 30 septembre, l'Eglise catholique de France, après une très longue réflexion, d'un demi-siècle, s'est-elle résolue, sur les lieux mêmes du camp de Drancy, à conclure en ces termes une longue déclaration : "Cette défaillance de l'Eglise de France et sa responsabilité envers le peuple juif font partie de son histoire. Nous confessons cette faute. Nous implorons le pardon de Dieu et demandons au peuple juif d'entendre cette parole de repentance. Cet acte de mémoire nous appelle à une vigilance accrue en faveur de l'homme dans le présent et pour l'avenir". Jean-Paul II, interrogé sur cette manifestation, aurait noté que d'autres églises (et religions) devraient prendre aussi rendez-vous avec leur histoire. Invitation à l'espérance ou constatation d'évidence ? Jusqu'ici, pour se borner à la France, la déclaration de repentance a vite cheminé dans les esprits. Tantôt des victimes (si elles l'ont été) souhaitent en recevoir une, à leur tour. De qui ? Des autorités françaises, de la collectivité des Français ? D'autres catégories, hors du champ religieux, veulent de même manifester leur repentir d'un passé dont elles s'estiment responsables. Ainsi un syndicat de policiers s'est-il exprimé devant le Mémorial du martyr juif, à Paris, en la présence du Grand Rabbin et de plusieurs dignitaires. Commentaire de Jean-Pierre Chevènement, Ministre de l'Intérieur, dont relèvent ces policiers : " Il faut éviter le masochisme national. Il n'y avait pas en France un peuple de collaborateurs, ni un peuple de résistants. Il y a eu des collaborateurs, des résistants, il y a eu des traîtres, des lâches et des héros. Il faut être juste et garder en mémoire ceux qui ont sauvé l'honneur et maintenu le drapeau haut levé". Et de citer l'exemple de Jean Moulin, torturé le 17 juin 1940 pour avoir refusé de signer un procès-verbal accusant faussement des troupes sénégalaises.

* * *

Depuis août dernier, sur l'esplanade des Invalides, à Paris, des fils de Harkis poursuivent une grève de la faim. Pour rappeler qu'ils sont français (une communauté de 900.000 personnes), que les drames et les sacrifices de leurs aînés ont été relégués dans l'oubli et que l'exercice d'une repentance nationale, à leur égard, serait totalement justifiée. Ils se battent contre l'indifférence, avec leurs pauvres moyens et en engageant leurs pauvres vies. Depuis 35 ans, pères et fils, la France, son public et ses autorités, les ont perdus de vue. Cette France cruelle et cynique qui aura puisé, depuis deux siècles, dans l'Outre-mer pour ses guerres et sa libération, généreuse de ses médailles et avare de mémoire et de solidarité. Du Mont Cassin au Tonkin, à Diên Biên Phu, à l'Algérie, aux camps des harkis, pour n'évoquer que le demi-siècle, que de courages mobilisés et quels débiteurs infâmes nous aurons été ! Une repentance sonore et creuse ne suffirait guère pour combler tant d'indignités. Quel gouvernement se souciera enfin d'honorer les dettes de la France, ne serait-ce pour que pour le respect d'elle-même ?

De nos jours, la Suisse s'aperçoit que le voile qui lui allait si bien "commence à se déchirer et qu'apparaissent les impostures alors qu'à coup de secrets, voire de mensonges, la Suisse a donné pendant la seconde guerre mondiale l'image d'un îlot de paix et de neutralité", écrit Claude Mossé, dans son livre "Ces Messieurs de Berne", sur les biens juifs en déshérence. Il faut que les nations, et elles sont plus d'une centaine et demie dans le monde, acceptent, même furtivement, de regarder leur vérité dans un miroir.

L'initiative très méditée de l'épiscopat français, sur le thème de sa repentance du passé, offerte au peuple juif, mène à s'interroger désormais sur celui-ci au présent, après des épreuves indicibles. Je l'ai souvent écrit : Comment , après tout ce qu'il a subi, en est-il venu à infliger les traitements qu'il réserve au peuple palestinien ? Pour ne pas me répéter je vais citer, trop brièvement, le sociologue Edgar Morin, en septembre 1997, alors que la crise israélo-palestinienne s'enfonce dans l'horreur : "Qui eût pu penser à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qu'après les siècles d'humiliation et de déni, l'affaire Dreyfus, le ghetto de Varsovie, Auschwitz, les descendants et héritiers de cette terrible expérience feraient subir, aux Palestiniens occupés, humiliations et dénis? Comment comprendre le passage du juif persécuté à l'Israélien persécuteur ?... On ne peut limiter son regard aux seuls innocents israéliens déchiquetés sous une bombe. On doit aussi regarder en face tant d'humiliations, de souffrances, de mépris subis par les Palestiniens occupés, demeurés sans cesse victimes d'une culpabilité collective."

Espérons que le besoin de repentance devienne universel et moins rare.


La docilité n'est plus ce qu'elle était !

Samedi 4 octobre 1997

MEDI. I n°497

La docilité n'est plus ce qu'elle était. A le constater, Madeleine Albright épuise même ses "capacités d'entendement". Il ne s'agit certes pas d'Israël, mais des relations transatlantiques. Dimanche dernier, le 28 septembre, l'annonce du contrat passé avec l'Iran, par la société française Total, la russe Gazprom, la malaise Pétronas, a plongé Washington dans l'indignation et la perplexité. La barrière dressée contre les relations commerciales avec les Etats "terroristes" iranien et libyen, par la fameuse loi américaine d'Amato, a été allègrement franchie. Ce texte est d'ailleurs contesté depuis qu'en août 1996, le Président Clinton l'eut signé, peu après la loi Helms-Burton, visant Cuba. Avec ces dispositions, en infraction du droit international, les Etats-Unis auront provoqué contre eux une dissidence qu'ils n'attendaient guère. Au premier rang de celle-ci, les Européens et même la Commission de Bruxelles avec pourtant le grand conciliateur atlantiste, Sir Leon Brittan. Immédiatement, Washington a reçu des capitales européennes le conseil insistant de ne pas rechercher l'affrontement, sa politique unilatérale jetant le trouble parmi ses soutiens les plus confirmés.

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Dans la communauté atlantique, depuis plusieurs mois, l'habituelle docilité aux instructions américaines semble se perdre, d'un sommet à l'autre. L'OTAN, son hypothétique réforme, son élargissement, ses incertitudes depuis la rencontre de Berlin, en juin 1996, ont ainsi enregistré une dégradation des bonnes volontés, sans parler du ton. La transformation espérée de l'ensemble occidental, le rééquilibrage des relations et des responsabilités n'ont même pas été esquissés. Pour deux raisons évidentes : le désir des Américains de ne rien partager, et une dynamique stratégique ouest-européenne, si lente à se manifester qu'elle aura encouragé Washington à perdurer dans son pouvoir exclusif et ses méthodes impérieuses. La France désirait reprendre sa place dans l'OTAN, à la condition d'une réforme profonde et d'une répartition des responsabilités. Elle aura constaté la vanité de ses espérances. Ce ne sont pas les affectueuses exhortations du Ministre allemand de la Défense, Volker Ruehe, qui la convaincront cependant de "ne pas rester en marge" dans la perspective "d'une politique européenne commune de sécurité, de défense et d'identité". Au Sommet de l'OTAN à Bruxelles, en janvier 1994, fut lancée l'initiative américaine du "Partnership for Peace", vers les ex-pays du Pacte de Varsovie. L'élargissement de l'OTAN paraissait alors aux Américains un inutile nid à chagrins. En juillet 1997, le Sommet de Madrid, trois ans et demi après, a donné le spectacle d'une désunion assez extraordinaire, démontrant que le sentiment de la légitimité de la domination américaine dans le système occidental n'existe plus dans l'esprit de ses dirigeants. Depuis 1989, et la chute du Mur de Berlin, la logique de l'histoire s'est insensiblement imposée.

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Va-t-on, pour autant, en tirer les conclusions, dans l'année 1998 ? Rien n'est moins sûr. Car, partout, la complexité et l'acrimonie croissante occupent désormais la scène européenne, faute d'une réponse claire, que personne ne veut donner, à une question simple. Dans le monde, tel qu'il vient de galoper, durant les huit dernières années, est-il sacrilège de s'interroger ? L'Amérique, depuis l'autre bord si lointain de l'Atlantique, peut-elle et doit-elle assurer la sécurité de l'Europe ? Si les Européens, dans leur intime et publique conviction, se décidaient à répondre "oui" -ce qu'ils ne feront pas- ils perdraient du même coup la légitimité de leur identité et la réalité de toute indépendance. S'ils répondaient "non", on ne voit pas comment les Américains pourraient s'accrocher à leur présence et à leur prééminence en Europe. D'autant que leur fragilité intérieure érode le pouvoir central, le conduisant d'ailleurs à une politique extérieure brutale, aux résultats de plus en plus décevants.

En semblant "agir comme si l'OTAN était sa propriété exclusive, la mainmise pesante de l'Amérique est le plus lourdement ressentie", selon le correspondant du Times à Bruxelles. Hégémonie et unilatéralisme caractérisent une puissance isolationniste, au service exclusif de ses intérêts mondiaux. Alors qu'on ne s'étonne pas à Washington que la docilité ne soit plus ce qu'elle était. Il faut bien que quelque chose change, surtout avec l'avènement de la monnaie unique. Ce sera donc l'indocilité , d'abord, faute de réponse claire.


Toute honte bue.

Samedi 27 septembre 1997

MEDI. I n°496

Ainsi Bill Clinton, Président des Etats-Unis, toute honte aisément bue, aura-t-il décidé de ne pas se joindre à l'élan mondial qui a porté une centaine d'Etats à mettre hors la loi la fabrication, la détention et le commerce des mines antipersonnel. Le traité préparé, durant l'été, à Oslo sera ouvert à la signature, en décembre, à Ottawa. Mais "l'unique superpuissance", pour qui la conscience internationale est de moins en moins "sa tasse de thé", n'y sera pas. Elle aura rejoint ou encouragé dans le refus les Etats les plus cyniques ou les plus sinistres, tels la Russie, la Chine, le Vietnam , l'Inde, le Pakistan, l'Iran, l'Irak, Israël, les deux Corées, le Japon peut-être, l'Australie, la Pologne, l'Espagne, la Turquie.

Oh ! le Président et Hillary sa femme ont le coeur sensible. Les visites de leur amie, Diana, Princesse de Galles, aux victimes de mines en Angola et en Bosnie, les avaient émus aux larmes. Le traité d'Oslo était devenu un mémorial édifié en hommage pour elle. Mais voilà ! Le Congrès des Etats-Unis n'aurait pas accepté de ratifier ce texte, chuchote-t-on. Surtout parce que les chefs d'état-major de l'armée américaine avaient clamé leur plus farouche opposition. Le Pentagone n'a pas voulu et Clinton non plus. N'en parlons plus ! Pour démentir la chanson, il faudrait bien plus que l'acharnement de 211 organisations non-gouvernementales américaines, sur Internet, pour inciter le grand Président à changer d'avis. La caution de la Fondation des vétérans du Vietnam réveillera peut-être en lui quelque remords de ses absences jadis. Mais, dit-il, "en bonne conscience, il y a une ligne que je ne peux absolument pas franchir. Et cette ligne est la sauvegarde et la sécurité de nos hommes et de nos femmes en uniforme." Le Président nous la baille belle ! Même le Général Schwarzkopf, de la "tempête du désert", désormais à la retraite et qui sait ce que mines veulent dire, mais qui les récuse, professe que Clinton a cané devant ses chefs militaires. Ceux-ci auraient besoin, pour 19 ans encore, des barrages de mines pour empêcher la Corée du Nord de se ruer sur celle du Sud. Piètre armée et piètres stratèges. Les Etats-Unis ont, sur la Corée de Kim Jong-Il,des moyens autrement plus efficaces. C'est vraiment nous prendre, nous, les enfants du Bon Dieu, pour des canards sauvages. Les militaires américains vont-ils oser écrire, comme je l'ai lu en France, que "l'interdiction de ces engins n'a aucun sens. Elle ne saurait convenir à des soldats professionnels pour lesquels ce type d'armes a été naguère conçu dans un but défensif, précis et justifié". Le napalm aussi, n'est-ce pas ? Et les gaz de combat et la guerre chimique et bactériologique ? En attendant leurs distinguos délicats, l' "horloge des victimes" sur Internet, en chiffres jaunes sur fond noir, compte leur nombre, une toutes les vingt-deux minutes.

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Le Président évoque " les responsabilités planétaires " des Etats-Unis. Il aura bien du mal à nous convaincre qu'il peut allègrement s'asseoir sur un devoir humanitaire élémentaire, alors que la plupart des mines enfouies au Vietnam ont été d'abord posées dans les campagnes par l'armée américaine. Les congressistes d'Oslo ont même été soulagés que les Etats-Unis renoncent totalement à participer au traité, plutôt que de s'obstiner à le torpiller avec des amendements excessifs et à en faire une véritable passoire. Les démarches et les pressions de Washington, téléphoniques même, n'ont pas manqué. Le pacifique Nelson Mandela les aura repoussées avec quelque indignation. Se souvenait-il qu'en janvier Clinton avait appelé les Etats à s'unir pour que "tous les enfants du monde aient le droit de marcher sur la Terre en toute sécurité" ? A Oslo, la déléguée de la France Joëlle Bourgois pouvait, avec meilleure conscience, saluer " un des rares moments dans la vie internationale où les raisons d'Etat rencontrent le sentiment des peuples."

Dommage donc pour les Etats-Unis et leur "administration" et honneur à plusieurs éléments de leur opinion publique, ONG et presse, tel le "New-York Times" qui invite Clinton à réviser sa position et à faire de l'Amérique un "leader" et non un "lagger", un traînard. Bonne perspective en effet. Car les Etats-Unis, avec Clinton, ont mis leur diplomatie à la complète disposition des intérêts économiques, sans aucun souci stratégique des déstabilisations qu'ils provoquent chez les autres. On le voit présentement au Proche-Orient, autour de la Mer Caspienne, en Amérique latine où ils s'attaquent au "Mercosur". Etre la " seule superpuissance mondiale" requiert plus de vision et de doigté. Une hégémonie à ce point déstabilisatrice serait le comble de la maladresse.

On aimerait d'ailleurs être assurés que le traité sur l'interdiction des essais nucléaires, adopté par l'Assemblée générale des Nations-Unies l'an dernier et signé par 146 nations, ne fera pas l'objet, lors de sa ratification par le Sénat américain, d'exceptions spécifiques que les Etats-Unis s'accorderaient à eux-mêmes. Il en serait déjà question. C'est ce qu'ils ont tenté de faire à Oslo pour les mines antipersonnel, heureusement sans être suivis dans leurs tentatives, comme on vient de le voir.


Le huis clos algérien.

Samedi 20 septembre 1997

MEDI. I n°495

Ni l'architecture des maisons traditionnelles, ni les comportements qu'elle implique ne livrent la moindre explication plausible de l'enfermement de l' Algérie dans ses drames affreux. Une guerre civile, incohérente en apparence, éprouve un peuple rendu pourtant à sa liberté, son imagination et à la quasi-certitude de son bien-être. Le gâchis est tel que son évocation serait sacrilège ou attentatoire. Un silence s'est abattu sur le manteau des souffrances et des ignominies. Faut-il s'en faire les complices et refuser d'en percer les raisons ? Comme trop souvent, la communauté internationale des Etats fait semblant de ne rien voir, de ne rien entendre, pour s'éviter des soucis supplémentaires. Moi-même, j'ai cru trop longtemps que le nouvel Etat algérien, né en 1962, était pur et volontaire. Je fus très naïf.

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La revue américaine TIME, datée du 22 septembre, sous la rubrique "Alger", dans son agenda des événements mondiaux, écrit : "Avec des massacres poursuivis sans répit par les extrémistes musulmans, les habitants d' Alger, terrifiés, ont rejoint des unités d'autodéfense et commencé à patrouiller dans leur voisinage, en rassemblant des fusils, des haches et des bâtons. La faible riposte de l'armée et de la police à la dernière éruption de meurtres, qui a fait 200 morts dans les deux dernières semaines, a alimenté l' hypothèse d'une lutte de pouvoir, dans le gouvernement, sur la façon de traiter le soulèvement islamique, qui se poursuit depuis cinq ans. Des diplomates disent que les partisans de la ligne dure auraient encouragé le dernier bain de sang, en espérant ainsi discréditer les partisans de pourparlers de paix ". Ainsi, plus le huis clos se prolonge, plus la rumeur se renforce que l'ignominie a dépassé les bornes imaginables. Ne vient-on pas d'articuler l'hypothèse que les massacres perpétrés dans la riche plaine de la Mitidja autour d'Alger, sans que l'armée et la police ne soient intervenues ni avant, ni pendant, ni après, ce qui a entraîné l'abandon par les paysans de leurs terres, vont profiter à ceux qui les rachèteront au plus bas prix, dès qu'elles seront privatisées. Qui sont-ils, ces horribles tacticiens ? Existent-ils ? Dans quelle société capable de profanations aussi épouvantables ?

On se souvient que Kofi Annan, le Secrétaire Général des Nations-Unies, intervenant depuis la "Mostra" de Venise, à la fin du mois d'août, avait déclaré qu'il lançait, à la suite de la tuerie de Raïs, "un appel à la tolérance et au dialogue. Les mots ne suffisent plus et il nous est extrêmement difficile de prétendre que rien ne se passe, que nous n'en savons rien et que nous devons laisser la population algérienne à son sort". Le gouvernement algérien a déclaré cette prise de position "inacceptable car outrepassant la compétence du premier responsable d'une organisation mondiale fondée sur le respect de la souveraineté des Etats et la non-ingérence dans leurs affaires intérieures" . Malheureusement cette déclaration, renforcée dans des affirmations sur "le caractère résiduel du terrorisme", lesquelles ne se sont hélas pas vérifiées, renforce l'opacité du régime, en voulant la justifier. Que de fois n'aura-t-il fait annoncer la mort d'Antar Zouabri, "émir" du GIA. Doit-on tenir pour vraies les dernières nouvelles données ?

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Ceux qui veulent essayer de comprendre pourquoi perdurent des luttes sanglantes, autour du pouvoir en Algérie, liront avec profit l'étude publiée par l'IFRI (l'Institut français des relations internationales) sur "les Etats arabes face à la contestation islamique", en 10 chapitres. Ils apprécieront sa méthode et son sérieux, consacrés à dix Etats. Le chapitre sur l'Algérie est du à un professeur de sociologie du monde arabe et islamique de l'Université autonome de Madrid. Celui-ci marque l'originalité du cas algérien, dans les relations "Etat-islamisme", de regrouper en un temps très court (une dizaine d'années) trois expériences importantes (intégration, légalisation, répression). Ces relations ont toujours été influencées par la conception clientéliste du pouvoir en Algérie et par la fragmentation de son élite dirigeante. Ces facteurs ont contribué à ce que la dynamique n'ait pas toujours été, contrairement à ce qu'on pense souvent, celle d'un islamisme agissant et d'un pouvoir qui réagit. L'analyse faite est très éclairante, sauf qu'elle n'est jamais très poussée dès que l'on bute sur les clans, les corrompus, les enragés et le rôle du parti unique. Les déclarations de l'ex-premier ministre Abdelhamid Brahimi, à la veille des élections de 1990, sur le détournement de 26 milliards de dollars par des agents économiques, n'ont cependant pas été oubliées. Or, l'Etat indépendant avait fondé une bonne partie de sa légitimité sur des promesses de développement et de modernisation qu'il fut incapable de tenir. Pourquoi ? Question essentielle.

Faut-il citer ces quelques phrases d'une conclusion terrible en elle-même, et bien désespérante : "la réalité algérienne des cinq dernières années montre que la lutte anti-islamiste n'est pas capable d'enrayer le phénomène de la violence, et que la politique des "éradicateurs" a déjà épuisé son capital de soutien. Mais la multiplicité des pouvoirs ne semble pas devoir permettre une union rapide de toutes les forces politiques autour d'une même table. Cette situation ne laisse toutefois à l'Algérie pas d'autre choix que le maintien du statu quo (rendu de plus en plus difficile par l'écroulement progressif de l'Etat) où la désintégration nationale l'emporte sur la réconciliation et la démocratisation."


L'Alliance des colonialismes.


Samedi 13 septembre 1997


MEDI. I n°494

Triste épreuve pour tous ceux qui avaient espéré une paix entre les Palestiniens et les Israéliens : l'alliance des colonialismes aura été plus forte que leur méritoire obstination. Les Etats-Unis détiennent les clefs modernes d'une impérieuse domination mondiale et le font constater chaque jour. Israël, lui, pratique les formes les plus archaïques de ce système, avec ses colons, ses colonies et le traitement avilissant qu'il inflige au peuple palestinien sous le joug. Ainsi cheminent, l'un dans la main de l'autre, deux acharnements, dont la démesure et le cynisme font fi de la dignité des plus faibles.

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Que veut Israël ? La paix totale, dans sa logique de guerre maintenue jusqu'au bout. Qu'importe que des consciences en soient profondément troublées. Qu'importe, après tout ce que le peuple juif aura subi, dans la plus grande ignominie, qu'il en soit venu à infliger à d'autres les mêmes dénis de justice, de liberté, de dignité. Jeudi 4 septembre, un attentat dans une rue de Jérusalem frappait dans la foule. Parmi les victimes, Smadar Peled-Elckanan, 14 ans, petite-fille du Général israélien Matti Peled, ancien gouverneur de Gaza, mais pionnier, dès 1976, du dialogue avec l'OLP. La mère et le père de la jeune victime, qu'ont-ils crié à la face du Premier Ministre Nétanyahou, secouant l'opinion, jusqu'à faire le tour du monde : " Qu'as-tu fait, Bibi ? Tu as tué ma fille !" a dit la mère au Premier Ministre, à cet ami de jeunesse, en réponse à son coup de fil de condoléances, alors qu'il dénonçait "la bestialité des assassins palestiniens". "Non, Bibi, c'est toi, c'est ta politique qui l'a tuée" a-t-elle répondu. Et je cite, autant que je peux le faire ici, ce qu'elle a dit publiquement, ayant accepté la présence de cinq représentants de l' Autorité palestinienne aux obsèques de sa fille.

" Ma fille est une victime de la paix. Je n'ai rien contre les terroristes, je me plains de ce gouvernement. Cette attaque démontre combien mon père avait raison : seule la formule de deux Etats pour deux nations séparées par une frontière et incluant la partition de Jérusalem constitue la solution. Ces attentats sont la conséquence directe de l'oppression, de l'esclavage, des humiliations et de l'état de siège imposés par Israël au peuple palestinien. Ces attaques sont des réponses à nos actes. Je n'ai là-dessus aucun doute : ces attentats sont les fruits du désespoir et la résultante directe de ce que nous, Israéliens, avons fait jusqu'ici dans les territoires. Ce gouvernement fait tout ce qu'il peut pour détruire la paix. Je n'ai pas de critique particulière à l'encontre des terroristes du Hamas, c'est nous qui les avons fabriqués. Côté palestinien, il n'y a pas une famille qui n'ait été atteinte par la mort que sème Israël. Tout ce que nous faisons dans les territoires, c'est de produire chaque semaine quelques kamikazes potentiels de plus. Ils sont notre miroir. Bien sûr, le terrorisme auquel ils se livrent paraît plus atroce que les bombardements perpétrés par notre armée sur les camps de réfugiés mais, au fond, les dommages que nous causons sont pires (...). Oui, ma fille est une victime de la paix, et c'est pourquoi elle reposera aux côtés de son grand-père."

Quant à Rami Elckanan, père de la jeune victime, il a déclaré au plus grand quotidien d'Israël : "Notre peuple a perdu la raison. Je me sens complètement étranger au peuple juif d'aujourd'hui qui interdit à une femme enceinte de Gaza de franchir un barrage et dont l'enfant meurt. Notre politique vis-à-vis des Palestiniens n'est pas juste. Nous devons comprendre que lorsqu'un peuple en soumet un autre en esclavage et lui dénie tout espoir, le prix à payer, ce sont nos enfants qui doivent l'acquitter. Chaque jour qui passe, un enfant meurt sur l'autel de cette folie. Nous devons nous réveiller. Car autrement, comment empêcher un homme affamé, dénué de toute sécurité personnelle, sans espoir et dont la maison a été dynamitée par notre armée, de venir se suicider parmi nous ? ". Que dire de plus juste, de plus tragique, de plus digne ?


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Et maintenant que veulent les Etats-Unis ? Seule compte leur politique globale au Proche et au Moyen-Orient. Si l'attitude présente d'Israël menace ces intérêts-là, ils trouveront alors la volonté et les moyens de la modifier. Madeleine Albright, secrétaire d'Etat, petit matamore encore indécis et embarrassé, imaginera vite, nonobstant les directives impérieuses de son Sénat pro-israélien, comment calmer la Syrie, rassurer le Liban, ne pas faire perdre la face à l'Egypte, la Jordanie et même à Arafat, tous trois d'une disponibilité dévouée, éviter que l'Arabie Saoudite ne soit obligée de témoigner d'un extrême mécontentement, pour se dédouaner vis-à-vis de l'opinion arabe qui la tient à l'oeil, ainsi que les Emirats.

Tant il est évident que l'affirmation par l'Arabie Saoudite de son rôle régional, nonobstant sa dépendance sécuritaire, fait pièce aux Etats-Unis. Alors que ceux-ci sont tenus en lisière par un Irak qui ne songe qu'à renaître et un Iran désormais moins inquiétant pour ses voisins avec un Premier Ministre modéré. Les excès de Nétanyahou tombent au plus mauvais moment, au point que les Arabes, à l'exception du Qatar, font mine de refuser le Sommet économique de Doha, en novembre prochain, pour cette paix dominée par l'économie, contrôlée et exploitée par eux, dont les Etats-Unis, plus allègres que jamais, rêvent depuis 1994.



La messagère.

Samedi 6 septembre 1997


MEDI. I n°493

Dimanche dernier, 31 août 1997, Diana, Princesse de Galles, a rencontré à la fois son destin et la postérité. Il est si rare qu'ils surgissent ensemble. A l'improviste, pour une petite éternité. Elle aspirait à être la messagère de causes importantes sur la toile de fond de l'immense misère. Elle étonnait et dérangeait. Le temps l'aurait peut-être, sans égard, changée en dame patronnesse. Mais elle aura accompli sa tâche, plus vite, jusqu'à atteindre l'âme populaire, comme on le voit.

La lutte contre les mines antipersonnel fut, pour ses derniers mois de vie, l'une de ces missions qu'elle s'assignait, pour les éclairer de sa grâce et de sa pitié. En Angola, au début de l'année, sous l'égide de la Croix Rouge, on la vit parmi des victimes (70.000 au total) et des démineurs, illustrer la campagne mondiale pour mettre, hors la loi des Etats, les engins d'une mortelle traîtrise. Elle fut à Sarajevo, à la fin du mois d'août, la même messagère inspirée d'une protestation et d'une solidarité, les larmes aux yeux. Quand, lundi 1er septembre, à Oslo, s'ouvrit une conférence qui se poursuivra jusqu'au 19 septembre, elle n'était plus. On se leva, dans le silence, en sa mémoire. Quelqu'un - ne serait-ce pas Jack Lang ? - proposa de donner son nom aux travaux qui commençaient et à leur conclusion, à Ottawa, en décembre, avec un traité bannissant, tout de suite et en totalité, la production, la vente, le stockage, le transport et l'emploi de telles armes.

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On estime à plus de 100 millions les mines antipersonnel éparpillées dans le monde, surtout dans les pays en développement, en Afrique et en Asie. Chaque année, 26.000 personnes sont tuées ou estropiées - une toutes les 20 minutes. Le Canada a pris l'initiative d'encourager les Etats à renoncer volontairement au commerce infâme de la mort subreptice. Avec la Chine et l'Italie, la Russie et les Etats-Unis sont les principaux fabricants. La Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne, la Suède, la Suisse n'y ont pas répugné non plus, ainsi que le Chili, l'Inde, le Pakistan et l'Afrique du Sud. Les mines antipersonnel sont encore fabriquées dans 35 pays. En juin, à Bruxelles, 98 nations ont signé une "déclaration" contre les mines. Après réflexion, les Etats-Unis, l'Australie et la Pologne les ont rejointes. Les premiers demandent qu'on évite une mise hors la loi totale, car leurs mines "intelligentes" s'autodétruiraient après une période programmée. Comme la Finlande qui protège de mines son bon voisinage de 1000 kilomètres avec la Russie. Il faudrait aussi excepter la frontière entre les deux Corée, dit Washington.. La Chine et la Russie sont encore aux abonnés absents. La France a interdit la fabrication en octobre 1996 et renoncera à toute utilisation dès que sera signé un traité efficace. Le Secrétaire général des Nations-Unies, Kofi Annan, se joint au coeur des abolitionnistes sans condition.

Avant qu'elle ne mourût, Diana avait déclaré au journal "Le Monde", en juin, sa joie de la décision immédiate du gouvernement travailliste de rallier les partisans de l'interdiction totale. "Sa position sur ce sujet a toujours été claire. Il va faire un travail formidable. Son prédécesseur était tellement désespérant. J'espère que nous parviendrons à convaincre les Etats-Unis de signer en décembre, à Ottawa, la charte d'interdiction". Ce qui fit grand bruit, évidemment, dans le landerneau londonien.

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La cruauté des guerres est sans limite. Dans la 2ème guerre mondiale - celle de ma génération - les mines antipersonnel avaient déjà la faveur. Elles blessent ou tuent 80% de civils, pour la plupart des femmes et des enfants. Quand je rejoignis mon régiment, on me nomma, faute de volontaires sans doute, à la tête d'un groupe de démineurs, aussi ignorants que moi de cet art exquis du jardinage en opérations. Heureusement nos adversaires, les soldats allemands, s'enduisaient d'une pommade, à l'odeur très tenace, contre les poux de corps. La trace de leur passage persistait longtemps dans les maisons, les bois et les champs. Notre parade était d'abord olfactive. Depuis, les progrès de la détection des mines ont été et seront surtout considérables, au-delà du flair des chiens, labradors ou bergers allemands. Les détecteurs modernes du métal et du plastique utiliseront les infrarouges, les radars, les ondes acoustiques, matériels embarqués sur des supports mobiles et protégés. La Communauté européenne finance des recherches depuis 1996, après la Conférence de l'ONU, en juillet 1995. La recherche et le déminage lui-même coûtent fort cher. Le Koweit aura dépensé 660 millions de dollars pour débarrasser son minuscule territoire, en 18 mois. Le coût moyen d'une mine antipersonnel est de 7 dollars. Celui de sa détection de 1000 dollars. Angola, Mozambique, Somalie, Irak, Cambodge, Afghanistan ne sont pas près de retrouver une sécurité suffisante. Il y faudra des années.

Dans trop de pays, des états-majors militaires, politiques et économiques traînent les pieds pour conserver leur affreuse liberté de faire sauter ceux des autres. Ah ! s'ils recevaient, du Cambodge, pour venir à l'aide des amputés, des déchiquetés, des brisés de cette guerre sournoise, cachée dans l'herbe, l'arbre ou l'étang, la minuscule béquille diffusée par "Handicap International" ! Messagère terrible, venue, elle, de l'autre côté du monde, pour éveiller ce qu'on espère être un remords.


Michel JOBERT


Les portes de ce monde.

Samedi 30 août 1997

MEDI. I n°492


"Avec toi, nous ouvrirons les portes de ce monde !". Même les durs à cuire ont pu être bouleversés par l'élan vital des milliers de visages, dans ces Journées Mondiales de la Jeunesse (J.M.J.). Beaucoup l'ont été parce que le spectacle a atteint une intensité poétique, si longtemps étouffée par les réalités quotidiennes. Les âmes se seraient d'un coup libérées, pour que leurs plus belles fleurs s'épanouissent, dans une stupéfiante renaissance. La fatalité, aveugle et programmée, semblait alors avoir renoncé à étreindre le monde, dans la cuirasse de l'erreur et du malheur. L'humble don de la communion des coeurs suffisait pour honorer de quelque bonheur la rude condition des hommes.

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La pollution terrestre et céleste était là pourtant, dans les villes où l'alerte aux taux de l'ozone avait sonné, dans l'impuissance générale. Nous étions en Europe, mais une photo d'Asie montrait, à la une d'un grand journal, deux femmes suffoquant dans une rue de Hong-Kong. A l'en croire, ce continent étouffe dans une pollution croissante et le désastre infligé à l'environnement est d'une ampleur sans précédent. Jusqu'ici, l'Asie devait être la réussite du début du nouveau siècle. Des alertes monétaires et boursières viennent de troubler cette propagande massive. Voici que la capitale de la Malaisie s'épuise sous les nuages créés par les forêts d'Indonésie et du Bruneï, volontairement détruites par le feu. La ruine des ressources naturelles, provoquée par l'accroissement de la population, l'urbanisation, l'industrialisation, sera le grand gâchis de demain.

Oublions que les Etats-Unis, depuis le Sommet de Rio (en 1992) refusent de s'attaquer à leur pollution urbaine et industrielle. Evoquons, comme ils le font sans complexe, combien l'Asie est la région la plus polluée et la plus dégradée du monde. Elle a déjà perdu la moitié de sa couverture forestière, contaminé ses rivières et ses lacs, étendu ses déserts. Ses réserves en poisson ont diminué de 50%. Sur 15 villes les plus menacées de la planète, elle en compte 13, à elle seule. Djakarta, capitale de l'Indonésie, détient de sinistres records, y compris l'empoisonnement par le plomb. Quant à la Chine, elle dégrade ses ressources naturelles, pour 10 à 15% l'an de son produit intérieur brut. Sa perte de terre arable par habitant n'est dépassée que par le Bangladesh et l'Egypte. L'Asie détient 13% de la forêt totale, avec une population atteignant la moitié de celle du monde. La Chine, l'Inde et l'Indonésie recourent donc de plus en plus à des importations. Le Japon, qui protège son environnement, dégrade celui des autres, où son industrie puise allègrement.

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Arrêtons-là cette description d'une marche aux abîmes, programmée dans les objectifs d'un développement sans âme et sans conscience. Dans un saisissant contraste, les JMJ, les Journées Mondiales de la Jeunesse, dont on souhaiterait que des religions, s'illustrant au nom de la charité universelle -leur vraie vocation- prennent le relais, ont choisi un autre registre : "Avec toi, nous ouvrirons les portes du monde". Il fallait pour le proclamer toute la ténacité joyeuse, l'audace tranquille d'une jeunesse dont les valeurs s'inspirent de l'amour, de la compassion pour son prochain, de cette espérance que le langage du coeur puisse être aussi celui de la société d'aujourd'hui et de demain. Ceux d'aujourd'hui, ceux qui les remplaceront sauront-ils, avec la même tranquille ardeur, répéter : Nous récusons ce monde de la solitude ; ensemble, nous pouvons beaucoup modifier : les gestes, le langage ; la lumière intérieure doit être visible à toute heure. Des peuples se sont libérés, seulement en allumant des milliers de bougies, dans les nuits froides de l'Europe. Nous avons allumé les nôtres dans une nuit d'été, comme le plus beau message que nous nous donnions à nous-mêmes. Nous sommes sûrs de réussir parce que nous n'avons pas peur de croire, de vouloir, d'entreprendre.

La poésie de telles certitudes éclate, surprend. Tout est changé quand les mots prennent une valeur inouïe à force d'être simples et vrais. Les portes du monde s'ouvrent devant eux. Avec ces mots, parlons de celui où nous vivrons demain. Il n'est que temps. De Jean-Paul II, comme de tout autre qui le dirait, retenons ici ces quelques phrases : "Ce monde est merveilleux, il déploie devant l'humanité ses innombrables richesses. Il séduit, attire la raison autant que la volonté. Mais, au terme de la course, il ne comble pas l'esprit. L'homme se rend compte que ce monde est superficiel et précaire. En un sens, il est voué à la mort. " Et encore:"Charité et justice vont de pair. Aucune société ne peut accepter la misère comme une fatalité, sans que son honneur n'en soit atteint".

Michel JOBERT



Femmes d'aujourd'hui dans l'Islam.

Samedi 23 août 1997


MEDI. I n°491

Femmes d'aujourd'hui dans l'Islam. Comment en parler plus simplement ? Le présent est bien là, dans sa diversité. La religion, elle, aspire à l'éternité, dans la transcendance de sa révélation. Mais l'Islam a la vision globale d'un ordre social qui lui est propre, ordre qui lui serait consubstantiel. Cependant, dans cet univers si élaboré, le croyant est d'abord responsable de sa propre foi, de sa qualité, de son approfondissement, de son dialogue direct avec Dieu. Entre lui et l'Unique, nul ne devrait s'immiscer, n'était-ce la fragilité de l'individu face à la toute puissance divine. L'essentiel est là, en dépit des strates de l'histoire, de l'exercice des pouvoirs spirituels ou temporels. Telle est la puissante originalité du message transmis par Mahomet.

Chacun, en son temps, dispose de son libre arbitre et de sa mise en soumission du Dieu qu'il honore. Chance exceptionnelle ouverte aux hommes comme aux femmes. L'effort, la réussite de celles-ci, aujourd'hui, les placent dans cette vive lumière dont elles ne se sépareront pas, après les épreuves de siècles, obscurs pour elles, et immobiles. Convient-il de le dire ? Sans doute. Parce que celui qui s'approche si vite, ouvert à toutes les informations et tous les courants d'air, va contester les réclusions et les interdits.

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Ce pragmatisme honore la monarchie marocaine, si fondée dans le sol, et attentive plus que jamais à ouvrir le grand livre du temps. En installant des femmes dans le gouvernement qu'il vient de nommer la semaine dernière, le Roi Hassan II, sans retard, sans forfanterie, a accompli, c'est vrai, un geste historique, visible de très loin, en Islam et au-delà. Un de ces gestes qui transforme une société à l'instant où il convient d'accompagner sa mutation insensible et de mettre une joyeuse alacrité dans un esprit public qui risquait de se racornir singulièrement.

On dira que les circonstances allaient de soi, pour innover sans risque. Le nouveau gouvernement n'est que de transition, avant qu'à l'automne les élections législatives ne se fassent dans le cadre des dispositions constitutionnelles, gage d'une évolution profonde, adoptées en septembre 1996. Les ministres politiques ont été déliés de leurs responsabilités étatiques pour se consacrer entièrement aux perspectives électorales. Des techniciens de grande valeur les ont remplacés, en un effectif allégé. Quatre femmes, nommées secrétaires d'Etat, vont les épauler dans de gros ministères. Modestes responsabilités qui en annoncent désormais beaucoup d'autres, dans la politique mais aussi dans les affaires communales et régionales, dans la fonction publique, la banque, le secteur nationalisé ou privé, les professions libérales. Pourquoi pas la magistrature, plus vite qu'on pourrait l'imaginer aujourd'hui ? Ainsi s'affirmera, n'en doutons pas, la volonté d'ouvrir toutes grandes les portes de la maison, de valoriser l'opiniâtreté et les talents, de rendre enfin justice à la ténacité et l'abnégation sans borne des femmes du Maroc.

En dépit des vies quotidiennes qui sont souvent si rudes, voilà donc un bel été pour l'Extrême Maghreb du Soleil couchant. Et un air frais dans tout l'Islam, où les contradictions séculaires ne cessent de créer, aux volontés de puissance, extérieures ou intérieures, des occasions pour qu'elles se manifestent dramatiquement.

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De l'Algérie à l'Afghanistan, du Proche-Orient à l'Asie centrale et à celle du Sud-Est, telle est la saga tragique de la violence. Dans la diversité humaine et culturelle de la Malaisie, dont le Premier Ministre est, depuis 1981, Mahathir ben Mohamed, l'inlassable , voire discourtois, donneur de leçons à ses visiteurs occidentaux, voici que le gouvernement fédéral comme certains Etats se sont mis en tête de pratiquer une religion pure et dure, conforme aux "traditions". Marina Mahathir, journaliste et fille du Premier Ministre, a écrit justement que ces officiels sont "des charlatans sans éducation qui désirent que les femmes soient à la maison , engendrant sans fin des bébés et soient couvertes de la tête aux orteils. Comparée à l'inceste, l'abus des enfants, la brutalité faite aux femmes, l'abus de la drogue et la corruption, la façon de s'habiller selon des valeurs arbitraires devrait passer aux derniers rangs dans les soucis de notre temps".

Flora Lewis, l'indestructible journaliste de l'International Herald Tribune, a raison d'écrire que bien des collectivités sont encore loin d'atteindre le statut des Etats post-modernes, dont on sait surtout qu'ils ne se feront pas la guerre pour des querelles d'un autre temps. Le Maroc, lui, a pris ce bon chemin.

Michel JOBERT


Bon, ben !" : le beau langage.


Samedi 16 août 1997

MEDI. I n°490

Notre époque est à la répétition, la redondance. L'excès d'information n'est pas loin : trop appâté, le poisson se fait moins vorace. Je me demande ce qui a conduit une génération relativement récente à ponctuer sa conversation, voire sa réflexion, à reprendre son souffle ou à surmonter les hésitations, de cette pauvre formule magique "bon, ben !". Voici quelques années, un étudiant me demandait conseil sur les métiers du commerce extérieur. Il n'était pas médiocre. Après l'avoir beaucoup écouté, je lui dis : "Le seul vrai conseil que je vous donne, et vous allez me détester, est de renoncer définitivement à utiliser ( vous l'avez fait plus de quarante fois) ce "bon, ben" ridicule, tout à fait indigne". Quelle fut sa surprise ! D'abord il hésita à me prendre au sérieux ; son dépit fut extrême. J'espère qu'il m'en veut beaucoup, mais qu'au sortir de mon bureau il n'aura eu de cesse de chasser ce rebondissement vocal, digne d'un bécasseau.

Dans ma jeunesse, les vieux ponctuaient leurs phrases d'un "bon" qui ne voulait rien dire. Certains interrogeaient inlassablement avec des "n'est-ce-pas?" sans utilité et qui se contractaient souvent en "s'pas ?". Une façon d'intimité avec l'interlocuteur. "Bon !" dans sa pureté originelle signifie une approbation ou au contraire une surprise désagréable. Pourquoi l'avoir renforcé d'un "ben", dont l'effet est d'envoyer "au bain", cette fois, un locuteur aussi défaillant. Ne croyez pas que j'exagère : je connais des gens dits "très bien" qui professent le "bon-ben" mécaniquement, sans y penser en somme : dans la politique évidemment, chez les universitaires et les enseignants (horreur !), et aussi les animateurs de télévision et ceux de la radio, réputée cependant plus diserte. Chez les sportifs, que ceux-ci interrogent lorsqu'ils sont encore tout essoufflés de leur performance ou dépités de son piètre niveau, le "bon-ben !" est la fleur la plus vivace et la plus répandue. On leur demande d'expliquer "ex abrupto" victoire ou défaite, avec l'alibi du "mental" à la clef. Comment ne marqueraient-ils pas quelque perplexité sur eux-mêmes ? C'est compréhensible, bon-ben !

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Les familles se font les complices inconscientes de ces dérives conjointes de la conversation et du langage. Ma mère qui n'était pas indulgente, quoique solognote, disait de ces familles : "Elles les tuent par où elles les attrapent ", formule qui fascinait l'enfant que j'étais. Si elle avait pu atteindre le valeureux peloton des centenaires, de quelles exclamations aurait-elle ponctué les dérives de la conversation courante vers ce charabia qui aura exsudé de l'enseignement des sciences sociales, de la psychologie, voire de la psychiatrie. Le faux savoir tue, on le sait, la précision. Le public a du mal à s'y retrouver et ceux qui le composent désespèrent de se comprendre. L'observateur sans préjugé dirait que les conversations sont des parallèles voisines qui ne se rencontrent pas, sinon par accident.

Chacun a son tic et son trac . On interrogeait, à la radio, Madame Marie-George Buffet, ministre chargé des sports. Ses réponses ont toutes commencé par "Ecoutez...". Je ne faisais que cela, comme beaucoup d'autres. Ce n'était là qu'une "cheville" pour donner le temps à une réponse plus parfaite. D'autres disent : "Je pense, quant à moi", redite bien inutile. Soyons justes : quand on relit le texte d'un discours ou d'une déclaration improvisée, quel galimatias, quelle discontinuité dans la pensée, dans le langage ! Tout est à reprendre ou presque. Rares sont ceux qui, dans la vie courante, parlent comme on doit écrire. Mais ne soyons tout de même pas trop tolérants.

Quand j'ai quitté l'armée, qui m'avait accueilli comme réserviste, mon langage était d'une grossièreté qui m'était coutumière. Il m'aura fallu des mois pour redevenir plus terne, moins enclin au juron et au parler cru, loin de la fraternité des armes. Ce souvenir m'étonne mais ne me navre guère. Nous étions jeunes et pleins de fougue, au coeur d'une guerre mondiale. Bon-ben ! je me demande pourquoi je vous parle de cela, aujourd'hui ?




Les "surprises" de l'été.


Samedi 9 août 1997

MEDI. I n°489

Les "surprises" de l'été : le meilleur constat est celui de leur inexistence. L'activité politique s'est cantonnée aux bains de mer. Du moins dans ces lieux propices aux "universités d'été". Chaque parti ou chaque formation y exercerait ses cadres, jeunes de préférence. Les hommes d'état-major consacrent généralement un après-midi en chemisette, se font applaudir par de bons enfants qui se préparent à la carrière, ou viennent seulement tâter le terrain. De Calais à la Gironde et aux Landes, en passant par Orange, Perpignan, Lorient ou La Rochelle, ce spectacle est coutumier. S'inspirant de la sagacité des Indiens, les participants auront à coeur de "suivre des pistes" ou, au moins, de les explorer. Telle est l'horripilante terminologie à la mode. Quand viendra septembre, alors sérieusement consacré aux journées parlementaires, elle sera reprise avec plus de gravité ou de componction. Il serait pourtant grand temps d'avoir les idées claires et la volonté proclamée. La politique, réduite à des tentatives balbutiantes, ne peut que décevoir, voire inquiéter l'opinion.

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L'été aurait-il enfin usé d'un nouveau langage ? En France, certes non. M. Bernard Stasi, le vice-président de Force démocrate, que j'aime bien, a dit : "pour que l'opposition gagne les prochaines élections (lesquelles ?), il faut que le centre existe et qu'il se fasse entendre en tant que tel". Il me semble avoir entendu cela depuis 1945, sans constater cette divine surprise. En Grande-Bretagne, les travaillistes, pour l'emporter, se sont déguisés en libéraux. L'Union européenne n'a pas encore la moindre idée de ses structures politiques et, comme on ne l'a pas vue à l'oeuvre à Amsterdam, en juin, elle va s'élargir avant même de s'organiser. Sa "surprise" pour l'été aura été particulièrement ratée. Quant à l'Allemagne, elle serait calcifiée dans ses habitudes et son confort, désormais menacés. La presse française et la presse américaine en dissertent gravement, comme une évidence. Heureusement qu'un coureur cycliste, Jan Ullrich, et un fleuve gonflé, l'Oder, ont imposé quelque diversion. Au Proche-Orient, la paix ne reviendra pas, puisqu'elle n'a jamais existé, ni dans la tête des dominants, ni évidemment dans celle des dominés, et l'arbitre américain n'est, en sa faveur, qu'un faux témoin.

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La surprise de l'été ne serait-elle pas la constatation minutieuse que fait l'Amérique de son évolution structurelle, désormais dans ce monde réputé global? L'Etat, on le sait, est fédéral et depuis sa fondation le débat se poursuit, inlassable, entre les confédérés Jeffersoniens et les unitaires Hamiltoniens, du nom des deux pères fondateurs. L'Amérique qui a été une nation, ô combien, serait-elle destinée à devenir un pays aux régions indépendantes ( une vingtaine), chacune développant sa propre économie politico-culturelle, avec ses élites de gouvernement et autour de ses intérêts ? Je ne prends pas la liberté de développer pareille perspective. Des citoyens américains s'en chargent. Que disent-ils ?

Que l'économie nationale n'est qu'une partie d'une économie globale où de nouveaux centres dans l'Ouest et dans le Sud ont désormais leur propre éventail d'intérêts. Que la campagne pour l'égalité des droits et l'intégration s'est transformée en une série d'exigences pour que soient reconnues et admises les différences culturelles et sociales. Que la primauté du gouvernement de la nation est désormais contestée, au profit des Etats et des villes. Que l'immigration, légale et illégale, a érodé l'homogénéité de la population et multiplié les relations entre diverses communautés dans le monde entier. Que la révolution des communications a créé des géants internationaux, dans les médias, qui ont effacé les groupes nationaux et ont suscité, par réaction, de nouvelles formes de la diffusion locale. Que la fin de la guerre froide rend inutile une sécurité nationale prépondérante. D'ailleurs la revue TIME, datée du 11 août, décrit l'amollissement des recrues, leur instruction erratique, dominés par l'exigence des états-majors de ne pas risquer la vie d'un seul soldat, où que ce soit. Tel apparaîtrait ce nouveau pays en gestation et l'ambition serait naïve de s'en tenir à l'idée d'une nation et d'une culture. De surcroît, elle deviendrait dangereuse si elle devait empêcher les élites régionales de développer une stratégie propre aux intérêts régionaux eux-mêmes. A l'évidence, une modification monte sur l'horizon, à partir de ces thèmes.

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Dernière vraie surprise de l'été, quoique passablement éventée : dans la société française, l'espérance de vie ne cesse de grandir (74-82 ans) , le nombre des personnes dépendantes aussi, et dans 50 ans, l'âge de la retraite devrait se situer entre 70 et 72 ans, pour ne pas baisser le niveau des pensions. Quelle piste pour notre politique "pistarde" qui évite, bien sûr, d'en parler !



Qui mène le monde ?

Samedi 2 août 1997

MEDI. I n°488

Qui mène le monde ? Sempiternelle question aux mille réponses, des plus banales aux plus alambiquées. J'ai connu Robert Hormats, brillant sujet à la Maison Blanche que l'équipe Nixon-Kissinger occupait alors, voici un quart de siècle. Tout jeune, il savait déjà ce que veut dire le pouvoir par la monnaie et les échanges. Maintenant, bien garé de la politique dans une puissante banque d'affaires, il vient d'écrire un chaleureux manifeste en faveur du "Net" ou du "Web" mondial - comme vous voudrez. Il conseille à tous les détenteurs de la puissance d'Etat de se garder comme de la peste de censurer, réglementer, taxer les activités du "Réseau". Ils sont ses plus grands ennemis, car celui-ci a rejoint la presse écrite, la radio, la télévision, le fax, au panthéon des technologies de la liberté ! Il en est la plus répandue et la moins contrôlable. Il a fait naître un nouveau conflit de "valeurs" dont l'enjeu est d'abord économique : la richesse et l'emploi, pour le monde entier. Certes, les Etats-Unis, dominant si complètement le "software" et le "hardware", ne sont pas très présentables, trop tentés qu'ils sont d'organiser le "réseau" à leur profit. Mais celui-ci est devenu le symbole le plus puissant de l'ère qui succède à la guerre froide, parce qu' il suscite, dans la liberté, un énorme courant d'informations, d'idées et d'affaires, proprement global. Ce banquier, convenons-en, ne manque ni d'aplomb ni de perspectives. On verra comment Bill Clinton tiendra compte de cette mise en garde, lui qui a, le 1er juillet, rendu public un "Canevas pour le commerce électronique global".

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Heureux ceux qui ont de telles certitudes de jugement. En attendant leur consécration, la hausse du dollar a atteint, en quelques mois, au moins 20% par rapport à quelques monnaies comme le yen et bientôt le mark. La lecture des analyses du phénomène, de ses raisons, de sa durée, de ses effets est instructive sinon distrayante : les "experts", ainsi qu'on les nomme, émettent les jugements les plus opposés. Avant que les faits ne les départagent, M. George Soros a déjà pris ses bénéfices, en Thaïlande ou en Malaisie. Il n'est pas le seul.

Essayons de voir un peu clair. Le dollar atteindra-t-il, à la fin de l'année, 2 marks (aujourd'hui 1,84 mark), comme certains l'affirment ? D'une part, parce que les marchés "émergents" de l'Asie du Sud-est ont déçu. Le dollar revient "à la maison" - le yen, aussi. D'autre part, le destin de l' "euro" n'est pas remis en cause, les banques et le monde des affaires s'y préparant hâtivement. Mais l'idée, c'est-à-dire mille chuchotis, prévaut que l'euro sera une monnaie faible. Parce que l'Italie, l'Espagne et le Portugal veulent rejoindre la monnaie unique.Ces Etats ne seraient pas capables d'une rigueur comparable à celles de la France et de l'Allemagne. Mais voici que l'ardeur des 3 premiers pays et leur discipline méritent, pour l'instant, tous les éloges. Autre argument, sauf à être "au parfum", la surprise est grande de lire tout d'un coup que la situation économique et monétaire de l'Allemagne n'est plus ce qu'elle était, naguère.

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Les dirigeants de la Bundesbank, austères et pontifiants, qui adressaient, il y a peu, des remontrances à la Federal Reserve Bank américaine, demeurent cois devant la hausse du dollar et ne brandissent plus la menace de monter leur taux d'intérêt (inchangé à 3%). On a même lu, dans la presse française, sous le titre "Le mark attaqué, l'Europe dévaluée", une manoeuvre en règle contre le mark, le Chancelier Kohl et ses financiers. "C'est l'événement monétaire de l'été" annonce modestement le grand journal. Le mark a perdu, depuis le début de l'année plus de 15% face au dollar et au yen. Il a même cédé face à des devises plus faibles. Mais le mark serait d'abord malade de l'économie allemande. "Le modèle économique allemand est en crise : croissance en panne, envolée du chômage, compétitivité médiocre, déficits élevés".

On attend la fureur du ministre Théo Waigel, habituel donneur de leçons. De la volée de bois vert qu'il vient de recevoir, retenons surtout que l'incertitude politique de la future organisation de l'Europe porte plus de préjudice au niveau supposé de l' "euro" que la situation économique globale, de l'Allemagne ou des autres, la France par exemple. Celle-ci se réjouit de la hausse du dollar : n'est-elle pas le 4ème exportateur mondial ? "Carpe diem", profite du jour, pourrait inscrire sur Matignon, le Gouvernement Jospin. L'euro n'est que pour le 1er janvier 1999. D'ici là, il faut faire repartir l'investissement et la demande intérieure, n'est-ce pas ?

Quant à l' "euro", si sa gestion ne devient pas une affaire excessivement politique, si ses taux d'intérêt demeurent bas, parce que l'inflation est contenue, la faim de capitaux, dans le monde, est telle qu'il sera sollicité de toutes parts. Je choisis donc la lecture optimiste pour le réseau de la globalisation mondiale et encore pour une Europe organisée autour du bon sens monétaire et vivifiée ainsi, avec impétuosité. Qui mènerait le monde ? La liberté et la monnaie...



Boeing - Airbus : le cave se rebiffe.

Samedi 26 juillet 1997

MEDI. I n°487

"Le cave se rebiffe" : le titre de ce vieux film sied comme un gant à l'affrontement entre l'Europe et les Etats-Unis, dont on connaît la position dominante sur l'aéronautique mondiale. J'ai été tenté, depuis bien des jours, de raconter sur le mode humoristique, cette bataille aux péripéties tellement prévisibles. Souvenez-vous : déjà en 1993, l'Europe avait été sommée de se conformer aux exigences américaines sur le fameux "Uruguay Round". Edouard Balladur, alors Premier ministre, en cohabitation avec un Président Mitterrand aux portes de la mort, prit, malgré la débandade de ses partenaires de l'Union, le parti de défendre les intérêts européens, en dépit des pressions et de la fureur de Washington. Il sut faire face.

Quatre ans après, la même pièce vient d'être rejouée : les Etats-Unis organisent la fusion de Boeing avec Mc Donnell Douglas pour régner sur l'aéronautique mondiale, civile, militaire et spatiale. La Commission de l'Union Européenne - une première - se saisit du dossier, le déclare "inacceptable" au regard de ses règles de concurrence. Le Président de la République se rend même à domicile, à Bruxelles, pour l'encourager à une inflexible fermeté. Indignations et insultes fusent de tous les pores du Congrès des Etats-Unis. Le Président Clinton menace aussi radicalement qu'il l'imagine, exerce des pressions sur les plus mous des Européens pour briser leur surprenante cohésion. Il déchaîne la machine d'influence américaine et - en prime - déclare qu'il s'en prendra spécialement au trafic aérien français aux Etats-Unis, avant de se livrer aux impératifs de la guerre commerciale totale. Déjà, le ministre allemand des affaires étrangères Klaus Kinkel reconnaissait qu'il s'agissait "d'un problème très grave, peut-être existentiel pour l'industrie aéronautique européenne... mais qu'il n'est pas question non plus de se laisser entraîner dans une guerre commerciale avec les Etats-Unis". Chacun aura sans doute compris.

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Or, mercredi 23 juillet, la Commission, qui devait faire connaître sa décision sur la fusion des géants américains, reçoit, in extremis, les concessions auxquelles Boeing consent, pour obtenir peut-être son agrément. La Commission les étudie et reporte formellement sa décision à huit jours. Mais c'est déjà la détente, sans qu'Airbus , le principal intéressé, ait encore bien compris si le colosse aéronautique mondial avait renoncé à l'étrangler immédiatement. Rappelons que les Européens demandaient que Boeing annule les contrats d'achat exclusifs qu'il voulait imposer, pour 20 ans, aux compagnies américaines American, Delta et Continental Airlines. Les Européens s'inquiétaient aussi de l'apport de la flotte de Mac Donnell Douglas à celle de Boeing (84% des avions dans le monde) et des brevets, licences, subventions et transferts de technologie militaire dont bénéficiera Boeing au travers des contrats de MDD avec le Pentagone. Car l'Etat américain subventionne très largement et en catimini la recherche et le développement dans ce secteur, civil comme militaire.

Quelques chiffres très éloquents. Pour 14 milliards de dollars, le colosse aura un poids deux fois supérieur à celui de son seul rival, le consortium européen Airbus : 30% des avions à celui-ci, 70% à l'autre - 9.800 avions pour 1.480 à Airbus, dans un marché mondial estimé, au cours des 20 ans prochains, à environ 14 ou 15.000 appareils. En parallèle, le nouveau groupe Boeing partagera avec le nouveau Lockheed Martin la totalité des avions de combat achetés par le Pentagone, ainsi que le spatial.

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Ces jeux ou ces enjeux sont loin d'être innocents. On va voir assez vite comment l'Europe pourra y résister. Mais plus important est de ne pas se tromper sur la marche du temps. La prépondérance américaine en Europe, qui vient encore de s'affirmer par les grandes manoeuvres, à Madrid, sur l'élargissement de l'OTAN, est le facteur central de la déstabilisation de l'Europe. Nous y avons déjà insisté : aucune des structures, conceptions et idéologies européennes, rassemblées du temps de la guerre froide et de l'affrontement est-ouest, ne correspond aux besoins matériels, sécuritaires et culturels de l'Europe aujourd'hui. Celle-ci se meut dans un schéma datant d'un demi-siècle, dans lequel ni la démocratie, ni l'identité des peuples, ni leur sentiment de sécurité et de défense ne se retrouvent dans les structures bâties autour du contrôle par les Américains de la défense et de la sécurité européenne, dans un continent qu'ils élargissent le plus vers l'Est, dans leurs propres perspectives. Les regroupements stratégiques européens, dans les domaines qui comptent - sécurité, aéronautique, armements, protection sociale, biens culturels - s'imposeront hors normes du passé. A la conférence d'Amsterdam, en juin dernier, l'échec évident des tentatives d'organiser l'élargissement comme l'approfondissement de l'Union européenne aura démontré la vanité de poursuivre ce qui fut un schéma atlantiste de l'Europe, sous dépendance extérieure. Quand l'Europe, voudra (et pourra) assumer sa propre sécurité, alors elle aura son identité, sa solidité et, en main, son avenir.

C'est déjà cela qu'annonce la bataille Boeing-Airbus. Sachons le comprendre.


Equivoques leçons de courage.

Samedi 19 juillet 1997

MEDI. I n°486

Equivoques leçons de courage, que l'inexorable marche du temps contraint les Etats-Unis à s'imposer. Rien de glorieux, en effet, même pour une superpuissance qui peut multiplier les erreurs sans trop y laisser de plumes. Presque simultanément, en Bosnie et au Cambodge, le Président Clinton est mis à l'épreuve et s'en tire avec des à-peu-près.

En Bosnie, il est de notoriété publique que les accords de Dayton, imposés aux Serbes, Croates et Bosniaques par les seuls Américains - s'appuyant sur les forces de l'OTAN, c'est-à-dire sur leur propre autorité et même leurs troupes - n'ont pas été appliqués. Ni pour le retour des réfugiés et des expulsés, ni pour la recherche et l'arrestation des criminels de guerre, ni pour la réunification de la Bosnie. Les troupes américaines (20.000 hommes d'abord, 8.000 aujourd'hui), participant à la SFOR, doivent rembarquer en 1998, dans moins d'un an. Après une évaluation générale, au mois de juin, de la situation présente, Clinton a risqué : "Nous avons décidé que nous devrions essayer de sauver Dayton". Pour commencer, jeudi dernier, un commando britannique (pas américain, notons-le) a arrêté, l'un vif, l'autre mort, deux criminels serbes notoires. Déjà en septembre 1996, un peloton tchèque s'y était essayé pour l'un d'eux et avait été refoulé, sous la menace des armes. Aujourd'hui, le plus éloquent est de citer les déclarations de Carl Bildt, ancien Premier ministre suédois, et qui fut le représentant civil des Nations-Unies en Bosnie. N'ayant cessé de réclamer que les forces de l'OTAN reçoivent les ordres nécessaires à l'arrestation des criminels de guerre, j'ai demandé, écrit-il, que "ces opérations soient soigneusement conçues et orchestrées avec des initiatives politiques, pour ne pas seulement créer le chaos. L'opération de jeudi, visant des individus de second ordre, et menée sans concertation en Bosnie est, au mieux, un demi-succès. Essayons de ne pas répéter les fautes de cette opération de Prijédor !".

N'ayant pas appliqué sans délai leurs accords de Dayton, aussi rigoureux qu'ils fussent, les Américains viennent de constater, en Bosnie, que l'échec leur pend au nez, et qu'il est bien tard pour se ressaisir, si à tout le moins le Congrès n'exige pas le retour des "boys" à la date prévue et si aucun d'entre eux ne perd la vie d'ici là, sans même avoir été exposé!

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Au Cambodge, vieille affaire américaine depuis 1972, la volonté de ne pas appréhender les réalités a été encore plus stupéfiante et a commencé très tôt. Ici, ce furent les Nations-Unies qui se chargèrent de dispenser les illusions et l'argent. En 1993, 20.000 soldats de l'ONU imposèrent la paix et organisèrent des élections, dans ce pays étripé par un génocide impitoyable. En 1991, on avait signé des accords de paix à Paris, en laissant le dictateur Hun Sen disposer de son armée privée, alors qu'il perdait les élections et devenait cependant co-premier ministre. On se gargarisa du succès électoral, de la démocratie renaissante, tout en assurant la moitié du budget. Cinq ans après les accords, le Secrétaire des Nations-Unies félicita Hun Sen pour "sa stature d'homme d'Etat" et Winston Lord, alors assistant secrétaire d'Etat américain qualifia le Cambodge de "success story" à la gloire des Nations-Unies. Les 5 et 6 juillet, Hun Sen lançait son coup d'Etat et la communauté internationale, les Etats-Unis semblent pencher à y faire droit, pour ne pas détruire le monde des apparences où ils se sont complus si aveuglement. Le Cambodge s'enfonce à nouveau dans la banqueroute, la terreur et la dictature. Hun Sen, qui éradique ses opposants , promet évidemment des élections "libres et loyales". Et l'ambassadeur américain Kenneth Quinn conseille à Washington d'éviter de s'aliéner Hun Sen, parce qu'il serait le politicien le plus puissant au Cambodge. Ah! démocratie que de crimes on commet en ton nom ! Ah! ces équivoques leçons de courage !

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Tandis qu'alentour la grande religion séculaire et laïque, celle de l'économie de marché, sollicite désormais de chacun un acte foi plus qu'une adhésion à la société qu'elle apporte dans ses bagages. Qu'importent l'histoire et la culture des peuples, si intimement brassées qu'elles deviennent, contre le gré même de ceux-ci, un refus de plier le genou devant la religion totale des temps nouveaux. Tout est bien plus simple : la nature humaine n'est pas, dans sa spontanéité, "capitaliste" ainsi que les Américains affectent de le croire. Si elle doit changer en ce sens, ce sera par besoin, occasion, expérience. Mais le sentiment d'une respectable religiosité sera long à naître. A supposer qu'elle soit estimable, ce que je ne crois pas.

Au Cambodge comme en Bosnie, on est loin de ce compte, loin de cette vertu qui manque si évidemment de courage.


OTAN : La vieille machine

Samedi 12 juillet 1997

MEDI. I n°485

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OTAN : La vieille machine ! On en parlera à loisir, jusqu'en avril 1999 et au-delà, puisque les Etats-Unis célébreront avec éclat le cinquantenaire de sa création, pour la plus grande gloire du Président Clinton. D'ici là, la consigne qu'il a donnée est claire : aucun partage du pouvoir exclusif de la superpuissance. Amuser, à la rigueur, le tapis politique de quelques consultations "bidon", mais réduire l'Alliance atlantique à la seule volonté américaine, comme depuis un demi-siècle. D'ailleurs les Européens finissent toujours par y consentir, après quelques mascarades et leur endémique désunion. Les militaires du Pentagone et le complexe militaro-industriel auraient le dernier mot, si c'était nécessaire : les états-majors de l'OTAN révèrent encore les plans qu'ils ont établis du temps de la guerre froide, aujourd'hui disparue. C'est tout dire !

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Que pourrait-il se passer désormais ? Première hypothèse, la plus factuelle. A la majorité des 2/3, le Sénat américain refuserait d'avaliser le traité de l'OTAN, incluant de nouveaux membres. Parce que l'Alliance et l'Europe en seraient affectées, parce que l'extension coûterait trop cher aux membres et ne rapporterait pas assez aux Etats-Unis, en ventes d'armements et en redevances pour services rendus. Le Sénat pourrait ainsi risquer de choisir entre l'isolationnisme et la présence impérieuse. Aujourd'hui, nul n'est assuré de ce que celui-ci fera. Clinton a refusé obstinément de dépasser les trois adhésions, proposées à la Pologne, la Hongrie et la République tchèque, parce qu'il craint son opinion publique, dont le Sénat se ferait l'interprète. Mais on doit se persuader que la stratégie américaine est planétaire et que le contrôle de l'Europe lui est essentiel. La deuxième hypothèse serait que l'accord "de coopération et de sécurité", passé le 25 mai dernier, à Paris, entre l'OTAN et la Russie n'apparaisse finalement à celle-ci comme une carte forcée qu'elle n'aurait pas fait payer assez cher , alors qu'elle a le sentiment d'avoir été reléguée dans son coin, le plus à l'Est possible. Elle n'a évidemment pas tort. L'Allemagne et les Etats-Unis poursuivent, vis-à-vis d'elle, le même but : lui imposer une économie de marché que sa population n'est pas en état de faire fonctionner, la couper du monde musulman en Orient. Pour échapper à ces périls, il lui faudrait l'appui de la Chine, qui ne sera pas immédiat, sans évoquer déjà celui de l'Inde.

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Tout un chacun aurait intérêt à imaginer ce que peut être l'analyse globale américaine, attachée à conquérir sans retard avantages et positions, le libéralisme étant au service du plus fort. L'Asie lui est encore perméable pour un quart de siècle. Les zones à investir et contrôler durablement sont la Russie actuelle, les pays d'Islam et leur pétrole, l'Afrique, l'Amérique centrale et du Sud, l'Europe de l'Ouest et du Centre. Partout, une stratégie est à l'oeuvre avec une ténacité proche et lointaine. Insistons sur l'Europe dont les Etats-Unis affirment "qu'ils sont puissance européenne". On ne peut mieux dire la considération qu'ils portent à cette "zone molle", vaste marché de consommateurs en produits d'une haute technicité, région du monde dépourvue de ressources naturelles, plate-forme indispensable pour la garde à l'Est et le débordement vers la Méditerranée, l'Orient et l'Afrique. L'Allemagne et la Turquie en seront les deux moyens. L'Europe deviendrait une mosaïque de peuples voués à se muer en régions, sauf l'Allemagne n'ayant qu'une "ethnie" et une "langue", formant ainsi le seul Etat-nation, digne de perdurer et capable d'être le partenaire fiable de l'Amérique. Vu de Washington, voici donc à grands traits la destinée des Européens dans l'ordre atlantique, "dans cette OTAN nouvelle pour une Europe nouvelle et sans division," comme proclame, imperturbable, le communiqué de Madrid du 8 juillet.

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Il fallut le combat acharné du Général de Gaulle pour résister à ce qui ne cesse de menacer, ce meurtre de l'Europe des patries. Que feront ses successeurs d'aujourd'hui, recrus enfin de subir l' "arrogance" du maître, mais sur le point d'y céder ? Vont-ils consentir à payer les "nouvelles" dépenses de la "nouvelle" OTAN, si semblable à la vieille machine édifiée en cinquante ans ? Le plus simple et le plus efficace pour eux est d'imiter le maître ainsi qu'il agit avec les Nations-Unies. Qu'ils diffèrent donc de payer leur quote-part, ancienne, sans endosser la nouvelle. Alors, peut-être, seront-ils entendus sur les commandements en Méditerranée, sur le rôle de l'Union de l'Europe occidentale, sur un partage plus équitable de l'Alliance atlantique entre Européens et Américains. Voilà bien la seule façon de se faire comprendre ! La résistance dans l'adversité n'est pas un vain mot.



France - Afrique : communauté ou indifférence ?

Samedi 5 juillet 1997

MEDI. I n·484

France - Afrique : communauté ou indifférence ?

L'une et l'autre sont aussi difficiles. Pour la réussite comme pour l'échec. Depuis quelques mois, voire quelques semaines, les épreuves, alliées aux critiques, s'accumulent. La campagne des élections, en France, s'en étant mêlée, le procès des "réseaux officiels et officieux" a commencé d'être instruit, à la faveur d'enquêtes judiciaires, telle l'instruction concernant certains dirigeants de la Société ELF.

Voyons d'abord quelle est la teneur des propositions socialistes pour redéfinir actuellement la politique africaine de la France. Cette nécessité serait "d'autant plus nécessaire que l'Afrique bouge". On l'espère bien. Que son élan en faveur de la démocratie soit comparable à celui des années cinquante pour l'indépendance, la certitude n'en est pas évidente. Mais que les autorités régulièrement élues soient les garantes des institutions démocratiques, les armées n'étant pas les arbitres, cette exigence est légitime. Dès 1956, avec la loi-cadre proposée par la France, tels étaient le but et le soutien. Le parti socialiste peut s'en souvenir aujourd'hui, sans hésiter. De même qu'il n'a guère à débattre sur notre présence en Afrique, dans l'intérêt de celle-ci, du nôtre et pour le destin fondamental d'une communauté de langue et de culture, qui vaut plus que tout le reste. Les Présidents de la République, jusqu'au plus récent, ne se sont jamais départis de cette analyse bien graduée.

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Alors où est aujourd'hui le débat qui dure depuis plus de trente ans ? Il est sur les modalités et depuis tout ce temps, il ne s'est guère renouvelé. Les structures de l'Etat français, pour mieux répondre à l'Afrique, doivent-elles relever du "cousu main" ou faire partie de la banalité, du lieu commun de notre politique extérieure, mis en oeuvre par des agences spécialisées de coopération et de financement ? Pendant longtemps, les jeunes Etats d'Afrique noire ont réclamé le "sur mesure", eu égard à des liens étroits et confiants avec la France (sauf la Guinée de Sékou Touré, en 1958). Nous avons déféré à cette exception, allant même jusqu'à la constitution de la célèbre cellule africaine à l'Elysée, qui a perduré du Général de Gaulle à Chirac, via Giscard et Mitterrand. On peut évidemment revenir là-dessus, en prenant soin de ne pas saccager l'essentiel : la communauté de langue et sa solidarité internationale.

Deux autres choix ont été faits, au départ, qui sont loin d'être déshonorants et qui n'ont cessé d'être adaptés. D'abord les accords d'assistance militaire et de défense, dont le désir de les réviser fut exprimé, dès la présidence de Georges Pompidou, pour marquer l'accession des nouveaux Etats à leur majorité. D'autre part, la coopération directe (et importante) et la coopération multinationale (européenne spécialement) ont été admises et développées, de pair. La remise des dettes aux Etats les plus pauvres a été aussi une initiative de Georges Pompidou. La Convention de Lomé (1975) entre les Européens et les A.C.P. est une incontestable oeuvre collective à l'échelon mondial, avec le système des préférences généralisées. Rien de cela n'est honteux ou médiocre. Il faut donc prendre garde de jeter le discrédit, en invoquant la présence de "réseaux officiels et officieux". Qui pourraient d'ailleurs les nier ? Il fut un temps, dans les années cinquante, où ils étaient socialistes et francs-maçons. Ils ont refait surface sous Mitterrand. L'actuelle majorité risque aussi de n'y être pas indifférente. Simple question de vigilance. Agréons volontiers la déclaration de politique générale de M. Jospin, en juin, sur le partenariat en faveur de l'Afrique.

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Reste la passion subite de l'Américain Clinton pour l'Afrique Noire, après la déroute subie, en Somalie, par George Bush dès 1993. Ses agences spécialisées, les plus chevronnées, n'hésitent guère à une entente contre-nature avec Kabila, le "génocideur" devenu Président, tandis que la "première puissance mondiale" a tout fait afin qu'une action humanitaire ne puisse s'organiser pour secourir des centaines de milliers de réfugiés. Maintenant Clinton voudrait bien monter, sous le contrôle direct des Etats-Unis,financée et équipée par eux, une force africaine d'intervention contre les troubles endémiques des Etats fragiles. Heureusement, les sénateurs se font tirer l'oreille et plusieurs Etats africains ont jugé un peu trop grosse la ficelle américaine. En parallèle, le Président Chirac a encouragé la création d'une force interafricaine, sous le contrôle de l'OUA , de l'ONU et des pays africains concernés, à laquelle la France s'associerait en aide technique et logistique. En attendant, fonctionne en Centre-Afrique la Mission interafricaine des Accords de Bangui (MISAB). La seule certitude de l'entreprise américaine récente est qu'elle ne se chargera pas d'alimenter une aide multilatérale, déjà si dérisoire à l'aune des concours fournis par Washington. Celui-ci jouera donc seul. Il lui faudra des milliards de dollars pour se déplacer souverainement et ce sera tant mieux pour l'Afrique.

La France, l'Europe ont choisi dès longtemps une autre voie et tout donne à penser qu'elles y persisteront, ayant déjà décidé de poursuivre la Convention de Lomé, au-delà de l'an 2000.

Michel JOBERT

La Chronique n° 484 est la première à paraître sur Internet